Depuis Sunset Boulevard, la mort est un départ. Ici, elle frappe en noir et blanc sur un quai de Grand Central Station, à New York. L’image spirale, hoquette, ralentit. Une pub en couleurs crie : "Escape to Paradise !" Deux heures et demie, c’est ce que dure L’Impasse. Mais pour Carlito Brigante, il ne s’agit que de deux minutes, le temps qui lui est imparti pour relater le passage du paradis à l’enfer. Il est placé devant le même dilemme que Shéhérazade : raconter afin de prolonger d’un soupir son existence et convaincre le calife-spectateur de lui accorder ces quelques instants de grâce supplémentaires. Retour en arrière. Carlito vient de tirer cinq ans de prison pour trafic de drogue quand le juge doit soudain le libérer, grâce à l’un de ces micmacs dont la procédure pénale américaine fait parfois profiter ses clients. Comme pour une remise d’oscar, il remercie le monde entier, y compris David Kleinfeld, son avocat marron, poudré jusqu’au plafond de sa choucroute. Il arpente Spanish Harlem (ça a bien changé), retrouve la fille qu’il aime (elle ondule topless sur les Bee Gees) et rêve de se ranger définitivement du sale business qui l’a mis au trou. Après sa longue absence, il a l’occasion de s’apercevoir à quel point il est devenu un mythe pour tous les membres de sa communauté, une statue vivante, quasiment un domaine public. Il lui suffit de tendre l’oreille pour entendre cette rumeur de la rue qui colporte ses faits d’armes, "le grand manitou de la poudre" comme le surnomme un des gamins du quartier qui tient absolument à être vu en sa compagnie. Il ne s’appartient plus, il est devenu un emblème devant lequel on se pâme et se compare. Mais le propre des légendes est d’être un jour dépassées par les événements et de finir par succomber au réel et aux lois du marché. Comme tous les chevaux de retour, qu’ils soient propriétaires de boîte à Pigalle ou shérifs en Arizona, qu’ils soient incarnés par Jean Gabin ou Gary Cooper, Carlito ne reconnaît plus son univers.
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Dix ans après Scarface, Brian De Palma retrouve donc Al Pacino en truand hispano-américain. Que le réalisateur cherche ainsi à renouer avec un succès qu'il n'a plus connu depuis longtemps laisse peu de place au doute. On ne saurait pour autant l'accuser de redite. Bien qu'ils aient en commun la mort d'un caïd perdu par excès d'idéalisme, les deux opus se rattachent à des courants distincts du cinéma criminel américain (le premier reprend le canevas du film de gangsters des années trente quand le second s'inscrit dans la tradition du film noir) et diffèrent entre eux autant que le Scarface de Hawks et, mettons, Assurance sur la Mort. Ils n’en forment pas moins les deux faces d’un même canevas, d’un même fantasme : bariolé, hystérique, épuisant dans Scarface, monochrome et épuisé dans L’Impasse. Comme les deux moments d’une expérience cocaïnée, traînée blanche qui d’ailleurs les traverse de bout en bout : une bonne montée et une méchante descente. À chaque fois, De Palma adapte son esthétique spectaculaire à une dramaturgie particulière. Sa vision opératique de l'ascension et de la chute de Tony Montana, grisé par son propre pouvoir, n'aurait pu convenir au récit halluciné de Carlito Brigante. Car, à l'opposé de l’immigré cubain qui imposait sa violence au monde, le personnage de L’Impasse n'en finit plus d'esquiver les agressions de l'extérieur. S'il replonge dans l'engrenage du milieu alors qu'il n'aspire qu'à une retraite paisible aux Caraïbes, c'est par fidélité à sa manière d'être. L’action se situe dans les années 70, époque de la révélation de De Palma comme l'hypothèse postmoderniste d'un cinéma hollywoodien dialoguant avec ses origines. Mais s’il en conserve le brio, le ressassement, la dilatation, ce moment historique est ici revu telle l'adolescence d'un art qui doit désormais se pencher sur lui-même et faire le constat de sa maturité, des risques qu'il y a à affronter un présent sans illusions. Cette distance est concrètement présente dans le film, où toute l'énergie s'est assagie et concentrée dans la quête, par un personnage mûri, d'une seconde chance. D'où le titre Carlito's Way, autrement plus astucieux que sa traduction française qui perd le jeu sur le mot central : la voie de Carlito, c'est aussi son style.
Le générique indique tout de suite la nature du récit que le réalisateur va conter. Aux images documentaires des marielitos débarquant à Miami dans Scarface correspond ici la séquence stylisée de l’assassinat du héros, prélude à un long flash-back à la première personne. L’Impasse débute sur un dispositif qui programme le récit comme un voyage mental où la frontière entre imaginaire et réalité est indiscernable, où l'esprit se propulse au sein d'un monde chimérique. Ce "chemin de Carlito", désigné d'ores et déjà comme une impasse, c'est le parcours d'un gangster qui tente de réaliser sa rédemption, de construire les conditions d'un futur édénique, fût-il celui d’images illusoires. Son échec ("There is no second chance for an American", écrivait Fitzgerald) sera moins la conséquence d'un atavisme tragique que de la contamination par le mal du monde entier, de tous les autres : la génération qui lui succède, la société (voir les méthodes peu scrupuleuses du district attorney), et surtout son plus proche ami, incarné par un Sean Penn permanenté, méconnaissable avec ses boucles rousses, ses rouflaquettes et ses complets aux longs revers. Ici les gestes relèvent moins des déterminations du système codé qui sert de référent aux actes des personnages (l’habitus des brigands portoricains et de leur code d'honneur — qu'une réplique renverra, en fin de film, à son insignifiance), que de celles d'une logique de l'inconscient, du défilement que les fantasmes imposent. Les mois qui séparent la sortie de taule et la fin violente à la gare sont restitués comme un itinéraire somnambulique, ponctué d'envols et de déplacements subtils. De glissements justement, dont l'ultime image est fournie par l'escalier mécanique sur lequel Brigante allongé abat les mafiosi, derniers obstacles à l'accomplissement de son projet. Le conflit qui s'énonce est celui qui oppose la pesanteur du tangible à l'élévation du rêve. Ainsi l'ancien compagnon de Carlito (coucou Viggo, dans un de ses premiers rôles), qui tente de le tromper en dissimulant un micro sur lui, est symboliquement cloué sur un fauteuil roulant.
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Lors de l'audience où se décide la mise en liberté du héros, celui-ci tient au juge le discours classique du truand repenti, jurant de s'amender et de rentrer dans le droit chemin. Combien de fois ce discours a-t-il été entendu dans les films de gangsters — et repéré aujourd'hui par le spectateur — comme une vaine, mensongère et parfois clownesque figure de rhétorique ? Ici, le protagoniste va très exactement essayer de mettre en pratique cette entreprise impensable, provoquant la déroute d'un investissement dont aurait pu se rendre comptable, dès le début du film, un spectateur soucieux des lois du genre. Quant au personnage de Sean Penn, il est "l'autre", pas seulement le traître qui annihilera leur amitié mais celui qui prendra sur lui la mauvaise part de la fiction, qui tracera un parcours (de la respectabilité au devenir-gangster) inverse à celui de Brigante. Il incarne cette dialectique, propre au cinéma de De Palma, qui oppose la trivialité à la noblesse, l'attraction/répulsion de la vulgarité comme épreuve obligée. La scène où Kleinfeld reproche aux malfrats qu'il a invités de mal se conduire durant sa garden-party illustre l'obligation, pour qui veut être un voleur, de s'affronter à la bassesse de la réalité. Comme le cinéaste lui-même, en volant le cinéma d'Hitchcock, a dû le confronter à sa propre contemporanéité, celle de l'évidence, de l’obscénité, du détail sexuel sordide. À cet égard, le film retrouve un mauvais goût (musique disco, étreintes furtives dans les chiottes...) qui correspond à l'imaginaire de ses personnages sans qualités et témoigne, en même temps, de leur incroyable vitalité. Dans un monde où accepter une faveur peut tuer plus vite qu'une balle de revolver, la principale menace viendra donc du magistrat, qui jouera sur la corde sensible pour entraîner le héros dans une fatale affaire de meurtre et de vengeance.
Le film constitue une élégie à une époque qui, au moment de sa sortie, n’avait jamais bénéficié d’élans de nostalgie. Le premier choc pétrolier, l’enfoncement des ghettos dans la toxicomanie et la violence aveugle, les humiliations internationales : on pouvait encore faire pleurer un Américain en lui disant "Jimmy Carter". Mais ce fut aussi, pour la jeunesse, l’intelligentsia et les artistes, un moment de fabuleuse liberté alimentée par une énergie qui procédait aussi bien de l’euphorie procurée par quelques victoires (la démission de Richard Nixon) que de la découverte et de l’emploi intensif des drogues dures. Ce temps faussement glorieux forge précisément le cercueil des idéaux du protagoniste. Prisonnier de sa célébrité, contraint de tuer pour se défendre alors qu’il n’aspire qu’à vivre une existence tranquille et à louer des Ford Pinto aux Bahamas, traqué par un jeune loubard du Bronx impatient de se faire un nom en lui trouant la peau, Carlito n’a plus la force d’endosser un costume désormais trop large pour lui. Il est aussi largué avec son flingue que Don Quichotte avec son armure, prisonnier d’un code chevaleresque (il ne cesse de le répéter : "Je ne baiserai pas mon meilleur ami") qui ne signifie plus rien. L’amplification de cette réalité qu’il ne maîtrise plus, parallèle à l'accélération des événements racontés, trouve un écho dans le présent du narrateur qui sent sa fin approcher. En attendant ce dénouement grandiose, L'Impasse ressemble à une cocotte-minute prête à exploser. Les obstacles s'accumulent, la tension monte, et De Palma multiplie fausses pistes et alertes trompeuses afin de brouiller les cartes. Soudain la caméra s’énerve, s'abandonne à un mouvement complexe à la Steadycam ou adopte un angle inattendu pour mieux cadrer l'action : voir la prodigieuse séquence du guet-apens chez de minables revendeurs de drogue qui voit le héros déblayer tout ce qui bouge, ou bien la découverte de la boite de nuit futuriste dont Carlito a accepté la gérance. Ironiquement baptisé "Paradise" en souvenir d'un certain "Phantom", l'établissement, avec ses fenêtres en hublot et son mobilier high tech, ressemble à un paquebot échoué dans les rues et préfigure un autre navire, celui du rendez-vous avec la mort. L'atmosphère enfumée du night-club cèdera alors la place aux brumes nocturnes de l'East River.
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Le film retient du rêve une construction étrange, une contraction temporelle s'élargissant de plus en plus pour parvenir à cette extraordinaire demi-heure finale, cet étirement au terme duquel le héros semble ne jamais aboutir, courant tout en restant sur place. Il est structuré comme une enfilade de passages, de séquences entières filmées en plans très longs où des figures spectrales traversent des espaces lumineux et sonores décalés, saturés de musique, des lieux correspondant à la quête de l'ivresse que procure un état second, entre la veille et le sommeil. L'interprétation magnifique d’Al Pacino, barbe de jais, regard à la fois vif et usé, apporte au personnage la lassitude de celui qui revient après ("I'm so tired" est le dernier mot du film). On l’aime, on s’y attache profondément, on tremble pour lui, on vibre en espérant éperdument qu’il s’en sorte. Peu de cinéastes sont parvenus, comme De Palma ici, à retrouver les ombres fatiguées des rescapés du cinéma de genre. Son art a définitivement fait le deuil de l'innocence des images, qui ont perdu leur virginité, qui ne peuvent plus désormais escompter une adhésion aveugle de la part du spectateur. Et pourtant le récit s’accorde aux songes du héros, et pourtant la toute-puissance du désir d’affranchissement, de réussite et de liberté imprègne la totalité d'un univers rendu absolument crédible et vécu selon les lois de la réalité. Comment croire à l'image de Pacino s'enfuyant vers son paradis puisqu'on l'a vu touché à mort dès les premières images ? La force bouleversante du film tient dans ce pari : reconstruire une croyance alors que les jeux sont faits. Le cinéaste retrouve le chemin d'un lyrisme authentique, d’un romantisme sans frein, qui se fondent sur l’attention accordée à ses personnages, sur la sincérité bâtissant la superbe histoire d’amour entre le truand repenti et la danseuse au cœur d’or qui l’illumine, et pour laquelle il est prêt à renverser les montagnes. Filmée comme une marche funèbre et haletante, la trajectoire du héros finit par faire transparaître le meurtre de l’espérance : il n’y a pas de seconde chance. La forme maniériste et convulsive flambe régulièrement en d’ahurissants morceaux de bravoure, mais elle se teinte d’un désenchantement qui fait de ce journal intime et crépusculaire une poignante méditation sur l’échec, la fatalité, le vieillissement. Résultat : les larmes du spectateur, un échec commercial pour le cinéaste. Cohérent avec la thématique du film : ce monde est trop injuste.
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