Sacrée découverte du cinéma tchéquoslovaque ! L’Incinérateur de cadavres raconte, comme l’annonce le titre programmatique, la parfaite carrière mortuaire du très volubile monsieur Kopfrkingl, pendant la montée du nazisme en Europe... Tout commence dans un zoo, où l’incinérateur vient célébrer (en paroles) le dix-septième anniversaire de la rencontre avec celle qui est désormais sa femme et la mère de ses deux enfants. La petite famille se mire, toute bien rangée et toute propre, dans un petit miroir croisé sur le chemin : “nous sommes une famille bénie”.
En voyant ce prologue, je repense immédiatement à deux films qui s’achèvent sur une scène de zoo. Bien sûr Le Père-noël est une ordure (1982) de Poiré, où toute la troupe du Splendid se retrouve à jeter joyeusement les morceaux découpés (et emballés dans du papier-cadeau) du cadavre du dépanneur d’ascenseur accidentellement tué la veille au soir, afin que les animaux les dévorent - scène proprement terrifiante, issue étrangement barbare à une comédie définitivement macabre. Mais aussi, je pense à la fin de l’absolument génial Fantôme de la liberté (1974) de Buñuel, déjà parsemé de marquantes apparitions animales. La fin zoologique, avec les gros-plans sur paons, autruches et rhinocéros, devient le parachèvement sauvage de l’explosion narrative du film, construit comme un cadavre-exquis qui s’ouvre et se ferme, comme un ouroboros, sur ce cri étonnant : “à bas la liberté” ! Autant dire que quand monsieur Kopfrkingl dit à ses enfants de descendre des cages d’animaux sur lesquelles ils s’amusent à grimper, Juraj Herz annonce ironiquement une forme d’ensauvagement… Reste à voir la manière dont elle se réalisera.
Le film est porté de bout en bout par Rudolf Hrušínský, brillant de charme et d’élégance dans le rôle de cet esthète, mélomane et cultivé, qui va finir par rejoindre les petites mains salopardes de la “solution finale” - promotion idéale de sa folie progressive. Le personnage monsieur Kopfrkingl est assez fascinant. La fable de l’homme civilisé que l’instruction raffinée va mener à la plus grande barbarie est ici colorée, nourrie de choses plus surprenantes. Exemplairement, l’amour pour le Tibet et les influences bouddhistes du personnage : il ne boit pas, ne fume pas, pense et répète avec sagesse qu’il ne faut pas craindre la mort, parle de la réincarnation, etc. Mais l’issue du film révèle que l’incinérateur, sous couvert de foi dans le progrès, d’érudition, d’intérêt pour des cultures extra-occidentales, est fondamentalement un homme sous influence. Un homme pris dans le courant de la modernité, pauvre réceptacle de ce qui passe, de ce qui est “à la mode”, fût-ce la mode politique, et fût-ce une mode abominable. C’est l’inconsistance ontologique de monsieur Kopfrkingl qui est le thème du film. Le monstre du monde moderne, c’est cet homme-creux, dont seules quelques discussions avec un ami qui vante la grande Allemagne vont lui faire assassiner sa famille, à la judéité soupçonnée !
J’ai parlé de l’acteur, mais il faut aussi parler du cinéaste, Juraj Herz, au style formidablement vivace, inventif et expressionniste (caractères qu’on retrouvera dans plusieurs cinémas des pays de l’Est, ou chez des cinéastes qui en sont originaires). Le plus génial exemple de sa rythmique endiablée, métaphore idoine de ce temps et de ce monde qui passent leur temps à “passer”, c’est l’enjambement récurrent des scènes : une ligne de dialogue dans un lieu se poursuit ou se finit dans un autre lieu, raccordée par le son seul ou bien le visage bonhomme de l’acteur principal. Cela participe aussi à l’aspect cauchemardesque, ou, dans une autre mesure, au côté fantaisiste du récit. La seule vraie réserve que j’ai sur le film, c’est sa structure trop rhapsodique (entendre, “décousue”). Il aurait gagné, je crois, à gagner en ligne narrative, en progression façon “cause à effet”, là où il procède essentiellement par accumulation - même s’il s’agit indéniablement d’une des marques de sa modernité, et de sa justesse.