Un homme séducteur, maniaque élégant plus que soucieux de son apparence, magnétise les femmes, à commencer par celles de sa famille. Messie duplice il dissimule une obsession malsaine de la pureté associée à une vision d'horreur du monde qu'en réalité il emplit de ses vices.S'il tuait quelqu'un en l'asphyxiant avec des gaz des échappements*, il semble que cela ne lui causerait pas de remords.Qui est-il ? Le voisin inoffensif se passionnant pour le crime? Un p... de nazi? Ou Charles Oakley le frère et oncle prodigue venant redonner vie à une famille en dépression. Le neveu américain de M le maudit et du docteur Mabuse, le cousin d'Henri Landru et de Jack l' éventreur ?
Hitchcock renouvelle la figure du monstre en lui conférant une aura de séduction. Ce regard pour le moins audacieux dans l' Amérique de 1943, s'est peu à peu imposé dans les arts audiovisuels.
La découverte a posteriori de l'horreur nazie n'y est pas pour rien, abîme inconsciente qui nous hante tous.
Si la dimension psychanalytique du film a déjà été abondamment décrite jusque dans les détails touchant à l'histoire personnelle du Maître- après tout cinéma et méthode freudienne sont presque frère et sœur de berceau-on peut s'interroger sur l'ombre du nazisme et de la seconde guerre mondiale qui pèse sur ce film.
Elle y est assez maladroitement soulignée par le plaidoyer d'un personnage à propos d'un "monde malade" ayant besoin d' un "guide" ( USA of course, leader of free world).
Rappelons aussi a contrario à quel point les nazis ont pu opérer une grande séduction sur le peuple allemand et au delà. Citons Henry Ford et un autre Charlie, l'aviateur Lindbergh qui changea d'avis en découvrant en juin 1945 le camp de Dora. Son aveuglement ne fut pas moindre que celui de nombre des personnages du film.
Tandis que ces gentils benêts d’américains semblent encore vivre normalement, l'ombre du nazisme est tombée sur l' Europe, où il est devenu dangereux de se fier aux autres, famille compris, si l'on veut survivre, ou résister.Tout homme tue ce qu'il aime, Oscar Wilde cité par Hitchcock lui-même, marque de son empreinte ambiguë le film.
La même année, un certain Clouzot dressait un portrait au vitriol d'un Santa Rosa français ravagé par un vengeur, fascinant Le Corbeau. Les parallèles entre les deux sont à foison, le final immoral au possible n'étant pas le moindre point commun...
Mais là où Clouzot en rageur tourmenté n'est pas loin de sombrer lui même dans le cynisme, Hitchcock garde la mesure. Plus retors, il préfère montrer que la vérité est réservée à des "happy few" comme nous spectateurs complices, et plus profond il perce le cœur, fouille l' âme de son héroïne, Antigone moderne déchirée par son dilemme moral, la Loi contre la loi .
Sous le soleil californien de Santa Rosa, peu d'ombre apparente en effet. Aveugle-t-il à ce point cette famille et la communauté qu'ils soient si prompts à faire du monstre un héros? De l'American Dream en plus!
Peut-on comprendre autrement la scène de la banque, merveille d'ironie sarcastique?
Immigré de fraîche date, Hitchcock s'amuse à subvertir cette superficialité propre aux habitants de son pays d'accueil. Il dynamite férocement la famille typiquement "middle class américaine, prête à ouvrir ses portes à de curieux sondeurs ou à Celui qui les détruira, prenant à contre-pied une idéalisation à la Capra, dans La vie est belle. D'ailleurs, là où ce cinéaste envoyait un jeune naïf révéler et nettoyer la classe politique de sa corruption, Mister Smith au sénat en 1940, Hitchcock s'amuse à envoyer le Diable subvertir la famille modèle. Sa cruauté magistrale allant jusqu'à préserver les apparences jusqu'au bout en une apothéose désenchantée.
Il y aurait temps à dire aussi sur les périphéries si riches du film, la relation frère-sœur et mère-fille en plus de celle oncle-nièce. Sur la formidable et féconde inversion jeunesse/âge mûr. La petite Anne, Hitchcock himself version gosse insupportable plongée dans les mensonges des romans et si habile à s'en servir pour être clairvoyante elle! Au delà du ridicule du couple Père/ voisin inoffensif, plus occupés à jouer du crime qu'à vivre et rendre heureux leur entourage, il y a cette tragédie de la vie adulte, engluée. La discussion entre le père et sa fille au début du film est une des scènes les plus émouvantes de toute la filmographie du cinéaste. On ressent une vraie blessure, cette chute aux enfers que signifie le passage à l' adulte qui hante Alfred. Et cette nécessité à souffrir pour grandir, à grandir pour affronter la vérité devenue désillusion.
Le génie de la captation du cinéaste innerve puissamment ce film d'ambiance, d'humeur changeante en une demi seconde, le diable se niche dans les détails, non ceux soulignés à trop gros traits par un Maître qui se cherche encore, mais dans ces à côtés par petites touches, rares gros plans ou moments volés en vision furtive coupés par un montage soudain presto alors qu'il naviguait jusque là entre andante et moderato (pour rester poli ). La maîtrise du tempo est absolue de bout en bout, deux-tiers d'abord où ils nous laissent le temps de penser, faire notre film dans la tête en parallèle au sien, et un dernier tiers accéléré ce qu'il faut pour maintenir une tension permanente. Cela suffit à masquer (incorrigible Alfred) quelques faiblesses du scénario, et faire oublier une mise en place un poil mécanique.
Le film qui ressemble le plus au Maître? Celui de son enfance de l' Art avant qu' éclate son génie. Son passage à l'âge adulte. Celui qui lui permit de comprendre qui il était lui-même, d'où il venait, et où il voulait aller. Résolument.
Comment il fut accueilli par le public américain à sa sortie, reste une question sans réponse pour moi.
*expérimenté par les nazis, avant le zyklon b, plus efficace...
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