Dans "l'ombre d'un doute", Hitchcock a pour ambition de nous parler du Bien et du Mal.
Le Bien se trouve dans une élégante bourgade ensoleillée de Californie. Tout le monde y semble heureux. Le flic qui fait la circulation est souriant. Tout le monde sourit. La famille Newton ne fait pas exception entre la mère qui peaufine sa cuisine, qui parle beaucoup et a une oreille sélective, le père, employé de banque, qui réfléchit avec son copain à la meilleure façon de faire un crime parfait. Tout le monde est heureux sauf Charlotte "Charlie", la fille ainée de la famille Newton, grande adolescente qui a du vague à l'âme face à une vie où tout coule et où rien de palpitant ne se passe. Elle tire sa flemme sur son lit.
Le Mal se situe sur la côte Est vers Philadelphie et pourrait bien se cacher sous les traits d'un homme, Charlie, séduisant qui a aussi du vague à l'âme et tire sa flemme sur son lit. C'est le séducteur né. L'argent traine par terre dans sa chambre. Sa logeuse l'a en pitié et de leur discussion ressort une grande ambiguïté. Il n'est peut-être pas celui qu'il parait être...
Charlie est l'oncle de Charlie : le lien entre Charlie et Charlie est tellement fusionnel qu'ils ont chacun l'idée de se retrouver en Californie.
C'est alors que le bonheur dans la famille Newton est à son comble tandis qu'arrive le train dont la locomotive dégage une intense fumée noire (prémonitoire) et on sent peu à peu l'atmosphère dans la famille s'obscurcir tout en restant enjouée et heureuse. Le Mal qui conserve un masque toujours aussi séduisant et enjoué vient de pénétrer dans la maison Newton.
J'aime vraiment beaucoup la façon dont Hitchcock installe son film. Il n'y a pas de réel suspense car on devine très vite que le bel oncle est loin d'être clair. Et ce n'est pas le problème de Hitchcock de cacher cette réalité. Au contraire, il est important que le spectateur ait bien conscience de cette réalité de sorte à ce qu'il se concentre sur l'évolution et la propagation du Mal. Et cette connaissance, le spectateur ne la partage exclusivement qu'avec Charlotte et Oncle Charlie, les deux Charlie.
Au delà de ce trio, la vie continue comme si de rien n'était. Le Mal progresse et personne ne le voit. Le flic qui fait la circulation est toujours aussi souriant et tire les oreilles de Charlotte le jour où il la surprend à traverser la rue quand ce n'est pas son tour, Maman Newton est toujours aux anges, heureuse de la présence de son frère, Papa Newton est toujours en train de s'amuser à inventer le crime parfait avec son copain. Même les copines de Charlotte bavent d'envie lorsqu'elles croisent Charlotte au bras de son si séduisant oncle ... Hitchcock se paie même le luxe (ou la provocation) de faire fredonner à Maman Newton l'air de "la Veuve Joyeuse" arrivé dans les têtes innocentes de la maison Newton, on ne sait trop comment. Et le Mal progresse toujours.
C'est ce mélange d'attirance-répulsion entre les deux Charlie que personne ne soupçonne qui donne un certain cachet au film ; Charlotte a bien compris (sans même l'aide de l'inspecteur du FBI qui rôde autour de la famille Newton) la réalité que l'oncle cache. Mais elle se refuse à le trahir car son amour pour son oncle reste plus puissant. Elle craint surtout que le Mal se répande au delà du trio des deux Charlie et du spectateur.
Joseph Cotten dans le rôle de l'Oncle Charlie est éblouissant (de noirceur) dans sa façon de jouer. Il a par moment des côtés de Robert Mitchum dans la désinvolture par exemple lorsqu'il se trouve dans la banque où travaille son beau-frère. Même chose dans la splendide scène à sa descente du train. Alors qu'il était à l'article de la mort pendant le voyage, se retrouvant sur le quai, il se métamorphose en quelques secondes en un homme pétant le feu (de l'enfer, sûrement).
Teresa Wright joue le rôle de Charlotte, un personnage assez complexe et passionnant qui a tout compris mais qui hésite, qui ne peut se résoudre à haïr cet oncle qu'elle a toujours adoré mais qui doit se protéger et protéger ses proches. Elle détient tous les termes d'une équation sans solution.
Le reste du casting (que je ne connais pratiquement pas) est tout aussi excellent. Par exemple le personnage de Maman Newton est délicieusement joué par une certaine Patricia Collinge dont le jeu est à la fois naïf, enjoué et plein d'à propos. Et cet humour un peu décalé, un peu noir, qui a l'art de mettre les pieds dans le plat en perspective au drame qui se noue est une autre grande qualité du film. Et pas la moindre.
Oui, c'est un film que je trouve puissant. Puissant et plaisant.
Pour une fois qu'on s'amuse à voir une histoire d'un loup dans une bergerie ...