Second film parlant de Jean Renoir, La Chienne est l'adaptation du roman éponyme de Georges de La Fouchardière, humoriste-journaliste-écrivain réputé pour ses saillies au Canard Enchaîné et créateur du personnage de fiction Alfred Bicard alias Le Bouif dont les aventures satiriques seront relatées dans pas moins de sept romans entre 1913 et 1928. La Chienne se voit publié en 1930 et reste certainement l'œuvre la plus romantique, mais aussi la plus noire, de son auteur qui se confronte ici à un réalisme éprouvant.
Tourné juste après On Purge Bébé, comédie parlante mettant en scène Michel Simon et Fernandel dans des rôles secondaires, La Chienne reste assurément le premier chef-d'œuvre de Renoir. Critique sociale faisant suite à la crise économique de 1929, l'œuvre demeure résolument moderne quant aux portraits psychologiques des personnages, tous animés par une quête d'idéal voilée de dérisoires faux-semblants.
Marié à une veuve acariâtre, Maurice Legrand, employé pantouflard et artiste-peintre amateur, tombe sous le charme de Lulu, une jeune prostituée exploitée par un violent et minable souteneur. Lulu va alors abuser de la crédulité de Maurice tout en se moquant des sentiments qu'il éprouve…
Le roman original de Georges de La Fouchardière aurait pu être rédigé hier tellement son analyse sociale et humaine sonne juste et n'a malheureusement pas pris une ride. La naïveté des uns face à la vilenie des autres, les apparences trompeuses, la manipulation et le sarcasme qui ornent le quotidien de la génération Z s'exaltaient déjà il y a un siècle et se voient ici tragiquement abordés avec une efficacité technique absolue. Car en ce sens, La Chienne est indéniablement d'une suprême modernité. Renoir s'essayant à des expérimentions éclatantes d'inventivités qui ont influencé, et influencent toujours et encore, la plupart des grands cinéastes aux quatre coins du globe, l'œuvre se visionne avec une forme de délectation intemporelle rarissime.
Michel Simon, dont c'est ici le premier grand rôle au cinéma, incarne à merveille cet homme tout autant brimé par ses collègues de bureaux que par son épouse qui ne cessent de le rabaisser et de l'humilier. Son seul échappatoire reste la peinture, art dans lequel il excelle sans le savoir. Et en croisant une prostituée qui subit les coups de son souteneur, cet homme tranquille va profiter de l'ébriété de l'agresseur pour sauver la jeune femme et en tomber éperdument amoureux. Manipulatrice, cette dernière va user de son charme pour le saigner à blanc et le rendre totalement fou.
Lulu, c'est la préfiguration de Ginger, incarnée par Sharon Stone dans le célèbre Casino de Martin Scorsese. Une jolie jeune femme amoureuse d'un loser à qui elle dédie sa pathétique existence. Entretenues par un tierce qui les aime passionnément et qui souhaite les épanouir, ces deux anti-héroïnes profitent de la situation pour toujours plus s'enfoncer dans l'autodestruction jusqu'aux chemins de non-retour. Une sombre entité qui fascinera également Fritz Lang en 1945 avec sa propre adaptation de La Chienne titrée La Rue Rouge (Scarlet Street en V.O), avec l'excellente Joan Bennett et le non moins excellent Edward G. Robinson dans les rôles originellement incarnés par Janie Marèse et Michel Simon. Une version tout aussi passionnante où le Greenwish Village newyorkais se voit mis tout autant en valeur que le Montmartre parisien si cher à Renoir. Et si Lang accentue le genre noir à son paroxysme, Renoir compte quant à lui sur la parfaite finesse de sa mise en scène pour sensibiliser ses spectateurs.
D'une stupéfiante contemporanéité technique, La Chienne cite également Socrate entre ses lignes (un philosophe dont ma génération devrait par ailleurs étudier les pensées) ainsi que le fameux roman La Femme Et Le Pantin de Pierre Louÿs, publié en 1898. En insinuant que la première condition du bonheur est de se connaître soi-même, le film vante les mérites d'une doctrine malheureusement vampirisée par l'imposture et la fourberie incarnées ici par Lulu et son souteneur. Pour la petite anecdote lugubre, les deux jeunes comédiens tomberont très amoureux durant le tournage et c'est à la fin de ce celui-ci et lors d'une virée en voiture que le couple subira un accident où Janie Marèse trouvera la mort. La comédienne venait d'avoir 23 ans.
La Chienne reste donc un film marqué par une considérable noirceur où les émotions et sentiments humains se voient perpétuellement bafoués et transcendés par une maîtrise technique avant-gardiste qui influencera une inspirante avancée artistique à l'Histoire du cinéma. Un grand film noir, tout simplement.