Recourir au cinéma pour parler, en contemporain, d’un phénomène grave qui retient l’attention d’une grande partie de la planète n’est pas aussi aisé que de réaliser un film historique plusieurs décennies après. Ça l’est d’autant moins lorsque le phénomène en question est le djihadisme et que le film se présente comme une œuvre engagée tout en évitant l’écueil manichéen des facilités et d’une grossière dialectique des bons et des méchants. C’est pourtant le pari tenté par Cheyenne-Marie Caron, réalisatrice atypique et prolifique qui évolue depuis un certain temps en marge de l’industrie cinématographique française, alignant les projets ambitieux et les budgets dérisoires. Engagé, le film l’est assurément dans la mesure où la cinéaste n’a jamais caché la foi chrétienne qui l’anime et en fait ici à la fois un emblème identitaire et un idéal au nom duquel refuser la barbarie. Et pourtant nous sommes loin, très loin, d’un propos islamophobe ou diabolisant, loin également d’une rhétorique simpliste de choc des civilisations. A sujet délicat, traitement tout en nuances.


Lucie est une jeune Parisienne, fille d’un père aux convictions païennes et d’une mère chrétienne d’origine ukrainienne. Spécialiste des parfums, elle doit se rendre dans un pays oriental (dont le nom ne sera, à dessein, jamais indiqué) pour mener une recherche dans le cadre de son sujet d’étude, à savoir « l’histoire des odeurs et la mémoire des peuples ». Le thème des parfums reviendra d’ailleurs comme un leitmotiv tout au long du film, qui aurait tout à fait pu être une œuvre tournée en odorama ! Les choses ne se passent toutefois pas comme prévu et, peu après son arrivée, la jeune fille, trompée par un chauffeur de taxi, est livrée à un groupe de djihadistes qui la prennent en otage pour obtenir de l’argent de la France. L’histoire nous est racontée tour à tour selon trois perspectives : celle de Lucie, celle de Younes (le chauffeur de taxi en proie à un dilemme moral et que les difficultés économiques contraignent à se faire le complice des islamistes) et celle d’Abou (un djihadiste d’origine française qui va peu à peu être assailli de doutes sur son engagement à mesure que la situation se dégrade).


Lucie, expansive et excessivement loquace, candide jusqu’à l’inconscience, a un petit côté catholique des JMJ, évoluant constamment dans la grâce de Dieu et l’arc-en-ciel des Bisounours. Véritable moulin à paroles, sans cesse en train de se confier au premier venu, de la parfumière parisienne à qui elle raconte sa vie dans la toute première scène jusqu’au chauffeur de taxi ou à la femme qui prendra soin d’elle dans le camp où on la retient prisonnière, la jeune héroïne est à la fois sympathique (car foncièrement bienveillante et fidèle à ses principes et à son identité) et agaçante par sa naïveté et son ignorance de l’autre – la scène dans le taxi, où elle ne fait preuve d’aucune méfiance, assomme le chauffeur taciturne de son bavardage et cite Khaled comme exemple de musique orientale est à cet égard symptomatique… D’évaporée, elle prendra toutefois vite une posture plus ferme, montrant un certain courage puisqu’au prix de sa vie elle refusera, face à Abou qui lui demande de se faire parjure, d’abjurer sa foi et sa double filiation chrétienne et païenne.


Comme elle, les membres du groupe djihadiste ne sont pas traités comme des blocs, l’enrégimentement islamiste et la culture de la violence côtoyant chez eux l’humanité ordinaire. Le chef du groupe, un Arabe né en Seine Saint-Denis, insiste beaucoup sur le caractère sans-frontiériste du projet islamiste, spécificité trop rarement mise en avant lors des débats sur le sujet. Il reconstitue pour ses hommes captivés les batailles antiques de Mahomet en traçant des plans dans le sable, dans une scène qui évoque autant une partie d’échecs que des petits garçons jouant aux soldats de plomb. Mais pour eux, dans l’immédiat le péril ne vient pas des troupes « infidèles » mais bien d’un groupe djihadiste rival, qui convoite le territoire où ils ont établi leur camp…


Le déroulement de La Chute des hommes est très linéaire, ne recourant presque jamais à l’ellipse, d’où le choix du temps long pour dérouler son récit, événement après événement. La première partie, qui se déroule en France, est celle qui se charge le moins d’artifices, la musique paraissant ne faire son apparition que dans la scène où Lucie, arrivée à destination, sort de l’aéroport : les premières notes, qui donnent tout à coup un ton plus dramatique à l’atmosphère, se font entendre, plus exactement, au moment où nous la voyons descendre un escalator et se coiffer d’un voile (rose), manière de marquer le passage brusque d’un monde à l’autre. C’est aussi à partir de ce passage à la partie orientale que vont se succéder des plans aux cadrages plus horizontaux, ce qui est certainement l’élément visuel le plus marquant – et le plus réussi – du film à mon sens. Cet apport musical dont je viens de parler, qui reste discret, a toutefois une importance moindre que celle des chants (chants slaves et chants arabes entre autres) entonnés à diverses occasions par les personnages et des prières qui reviennent régulièrement, comme une psalmodie donnant une cadence au long métrage : Lucie se recueillant durant sa captivité, enfermée dans une caravane, Abou invoquant in fine la Vierge Marie, une icône orthodoxe serrée contre le cœur, après le massacre de ses camarades… Prières souvent accompagnées d’un plan montrant la lune, une image qui permet à la fois de rythmer le temps du récit et de rappeler l’antique déesse Séléné, évoquée au début du film par le père de Lucie. Une référence au paganisme qui annonce, peut-être, le prochain film de Cheyenne-Marie Caron, La Morsure des dieux, où ce sujet-là occupera une place de choix.

David_L_Epée
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le 1 nov. 2016

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