« Quoi, encore Marcello ? », dit une voix off féminine avant de s'excuser d'être intervenue. Et oui, encore lui, le doux macho qui a hanté des chefs-d'œuvres de sa discrète masculinité. Mais ici, les rôles s'inversent : il est cette fois dans l'interprétation felinienne du féminisme et ce sera à lui de s'excuser d'être un homme.
À toucher un sujet si sensible et si prompt à évoluer au fil du temps, un réalisateur quelconque se serait débrouillé pour ne pas prendre parti. Mais Fellini n'est pas quelconque et il fait l'exact inverse : il prend tous les partis.
D'abord procès délirant du machisme par le féminisme extrême, le film enferme l'acteur dans un monde qui lui est hostile, quoi qu'il fasse et quoi qu'il dise. Souvent il passe d'une scène à l'autre comme si tout les séparait l'une de l'autre, même s'il ne fait que changer de pièce : cette bousculade des images, associée au doublage volontairement mauvais et à l'incapacité du protagoniste à rejoindre la gare qu'il quitte au tout début du film, fait son incrédulité : le monde des extrêmes lui semble tellement irrationnel qu'il ne pense pas à réfuter la réalité de ce qu'il traverse. Le parallèle est frappant avec la réalité… réelle. Ensuite seulement le film s'adoucit pour véritablement ouvrir des portes.
La confidence (tenue bien peu secrète) faite trois ans auparavant par Simenon à son ami Fellini qu'il avait couché avec 10 000 femmes n'est pas tombée dans l'oreille d'un sourd : érigé en héros mythologique, voici l'écrivain transformé en macho suprême qui se flatte dans son temple à lui-même, où se trouve une impudique galerie de ses conquêtes.
Fellini continue dans son obsession pour le monde antique, et c'est ce qui le garantit ici de faire fausse route en s'attelant à l'exégèse des mœurs : imaginer son film comme un futur passé, avec autant de sérieux dans la créativité que de doubles fonds dans l'exécution. Alors qu'on plonge dans les racines du monde, l'idée devient claire : la discrimination est primitive et la conscience d'elle doit être le premier pas vers l'illumination d'une époque moderne.
De ce socle antique localisé, enfin on peut avancer vers un âge civilisé, dans la continuité de cette cité des femmes devenant de plus en plus agréable à Marcello. Du moins dans son esprit naïf, car il paiera au bout du compte. « Coupable de se sentir coupable », l'accusation est inextricable, presque visionnaire. Mais ce n'est pas cette qualité qui permet au cinéaste d'accomplir une œuvre neutre : c'est simplement qu'il a pris tous les partis, et qu'à force de précipiter les images les unes derrière les autres, la Femme a été comme forcée à se trouver elle-même dans ses images.
La ménagère, la matronne, la fille, la mère, la tante, la nièce, la jumelle, l'autre jumelle, la féministe, l'accomodante, la lubrique, la chaste, l'adultère, la fidèle, la jeune, la vieille, Fellini les a « forcées » à n'être qu'une, révélant leur propre douleur de ne pas pouvoir être une multiplicité, leur accordant la miséricorde cinématographique alors même qu'il tourne leur revendication en ridicule. Métaphore grandiose que les deux jeunes danseuses en petite tenue gravissant des marches en même temps qu'une dame âgée, courbée, à la voix cassée. Toutes trois sont belles et Mastroianni n'y est plus insensible même si sa sentence n'est pas encore prononcée : et oui, une femme n'est pas faite que de grâce, même quand on a la délicatesse de la voir et de ne pas y associer seulement l'âge et la beauté. Le spectateur est jugé, lui aussi.
La Cité des Femmes est pour moi le vrai point final de la grande période de Fellini. Ce n'est pas seulement une œuvre qui choie ses fonds défilants mais un témoignage audacieux et juste qu'on n'attend plus d'un homme aujourd'hui.
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