[analyse de film pour dossier universitaire / spoilers]


L’Italie des années 70 est secouée par une violente crise socio-politique : oppositions radicales entre fascisme et extrême gauche, vagues de terrorisme, mouvements civiques, lutte des classes, corruption politique, creusement des inégalités, mafia… c’est ce que l’histoire appellera les années de plomb. Ce climat de tension sociale sera immédiatement retranscrit dans le paysage cinématographique italien : des poliziotteschi de série B recensant la décadence violente d’une nation à la morale pourrie (Umberto Lenzi, réalisateur de référence de ce sous-genre culte), aux films d’auteurs d’une génération de cinéastes engagés à gauche (Ettore Scola, Elio Petri) suivant les traces de leurs prédécesseurs qui, de la comédie italienne des années 50 jusqu’à la fin des années 60, ont largement contribué à poser les bases d’une critique cinématographique acerbe de la société (Dino Risi, Mario Monicelli, Luigi Comencini, Mauro Bolognini, Marco Bellocchio…). 
*La classe ouvrière va au paradis* est un film de 1971 réalisé par Elio Petri, auteur dont la critique corrosive du système avait déjà fait ses preuves dans *Enquête sur un citoyen au-dessus de tout soupçon* (1970), satire noire du néofascisme orchestré par l’Etat policier italien de l’époque, avec une ironie amère qui constituera également le ton de *La classe ouvrière…* un an plus tard. Dans les deux films, Elio Petri choisit de mettre en scène des personnages similaires, incarnés par le théâtral Gian Maria Volontè : en 1970, il joue le rôle de l’archétype du policier fasciste, sociopathe perfectionniste et pervers narcissique ; en 1971, il joue celui de l’archétype de l’ouvrier moderne, stakhanoviste abruti, sans principes, ni sentiments, ni esprit de révolte. Dans les deux films, Petri dresse le portrait d’un homme inhumain, d’une sorte d’être conceptuel qui incarnerait l’idéal de la société, mais un idéal qui est corrompu comme elle. Cette corruption se manifestant dans les déviances de cet homme-type qui incarne à lui seul l’immoralité du système : l’un est un meurtrier aux pulsions névrotiques, l’autre un détraqué sexuel complètement aliéné. C’est autour de ce dernier personnage que va se construire, dans *La classe ouvrière…*, la critique d’un pays capitaliste où la production de masse broie l’ouvrier dans sa machinerie déshumanisée.
Cette aliénation de l’individu se manifeste dans la première partie du film. Le concept d’homme-machine y est évoqué presque explicitement : en se réveillant le matin, l’ouvrier Lulù Massa (protagoniste de l’histoire), décrit à sa compagne le fonctionnement de l’appareil digestif humain, de l’ingurgitation à la défécation, désignant ce fonctionnement comme celui d’une « usine » ; devant son poste, à l’usine, une série d’inserts sur ses membres, alors qu’il s’échauffe comme pour un entraînement sportif, associe les parties du corps humain au travail « à la pièce » de l’usine ; plus tard, provoquant sa collègue de travail, il dit sur un ton salace avoir « une machine entre les jambes », réduisant à nouveau son anatomie à une machinerie mécanique. Notons que le film s’ouvre sur le réveil de Massa aux côtés de sa femme qui fait des rêves érotiques. Plus tard, elle réclamera à son conjoint des rapports sexuels dont il n’est pas capable, prétextant une fatigue accrue due à son travail. Ce motif de la frustration sexuelle est central dans la construction du personnage de Massa. Puisque inapte à faire l’amour avec une femme, il concentre toutes ses pulsions sexuelles dans son travail, vers sa machine. A quoi pense-t-il pour travailler si efficacement, se demandent ses collègues qui l’exècrent ? « Au cul », répond-il grossièrement, dans cette scène proche de la folie où un montage rapide alterne entre des gros plans sur le visage suant et gémissant de Massa, et l’embout de sa machine qui fabrique des pièces métalliques… « un bout, un cul – un bout, un cul – un bout, un cul », répète-t-il au fur et à mesure que la cadence accélère, parallèle évident à l’acte sexuel auquel s’adonne Massa dans sa tâche abrutissante. Et, alors que ses collègues manifestent des sentiments humains – crainte, angoisse, révolte, colère, jalousie, paresse -, Massa semble être le seul ouvrier dont l’attachement à sa machine a un caractère si viscéral. Au-delà de son corps, même les sentiments de l’ouvrier sont aliénés dans cette vie d’usine : en arrivant au travail, une sinistre voix dans un haut-parleur, qui n’est pas sans rappeler le dystopique *1984* de George Orwell, déclare qu’il faut traiter les machines « avec amour ». On pousserait donc, dans l’abrutissement du travail ouvrier, à dérégler les sentiments des hommes de manière à les orienter vers leurs machines… et ainsi, à produire plus. Et Massa, type idéal de l’ouvrier-machine, traite avec plus d’amour sa machine que sa propre femme.

Ainsi, Petri dresse le portrait d’un personnage ambigu, à la fois métaphore de l’être moderne extrémiste, et à la fois figure désabusée et ironique sans attachement humain. « Raisonne ! Raisonne ! », répète-t-il tout au long du film au gens « normaux » avec qui il entre en interaction, cartésianisme effrayant d’un être obsédé par l’ordre, dont le pragmatisme a pris le pas sur toute forme de spiritualité. Un personnage qui n’est pas sans rappeler celui d’Enquête sur un citoyen…, voire l’immoral antiquaire joué par Mastroianni dans le premier long-métrage du réalisateur, L’Assassin (1961). De ce fait, par ce procédé ingénieux de critique grinçante qu’est la construction d’un anti-héros exécrable et déviant, Petri réussit son pari d’illustrer ce que pourrait être la société, si elle poursuit sa décadence actuelle.


Enfin, l’aliénation de cette société se manifeste, dans *La classe ouvrière…*, par l’atmosphère déroutante où se déroule l’action du film. L’usine est présentée comme un non-lieu brumeux, une forme abstraite et lointaine permise par la profondeur de champ. A l'écran, elle apparaît sous la forme d’une barrière : ses grillages, ses barbelés, ses grilles, son long et droit mur si vaste qu’on n’en voit pas la limite. Un mur qui n’entoure rien. Un mur qui n’est qu’un mur au milieu du néant. Métaphore récurrente de la prison. Ainsi, les ouvriers qui vont travailler, la mine sombre et meurtrie, en uniformes sales, la démarche traînante, serrés les uns aux autres, semblent aller au bagne. 

Une tension sociale ambiante accompagne cette grisaille, avec l’omniprésence d’étudiants gauchistes et de manifestants syndicalistes hurlant dans des mégaphones, sans interruption, des discours de grève, devant l'usine, du matin au soir. Graves et insistants, au point de provoquer un réel malaise, ces cris continus qui s’entremêlent comblent cette esthétique apocalyptique à laquelle s’accroche Petri pour retranscrire le chaos de la condition ouvrière. Une atmosphère pesante qui est accentuée par la bande-originale d’Ennio Morricone, rappelant par ailleurs celle du poliziottesco Milano odia : la polizia non puo sparare d’Umberto Lenzi : style percussif évoquant des pulsions, accords de clavier martelés et mélodie grinçante. C’est une ambiance presque anti-naturaliste qui s’instaure dans cette tension : les manifestants, insistants, hurlent dans les oreilles des ouvriers impassibles pour leur demander de se révolter. Métaphore d’une voix de la raison qui, chaque matin, alors qu’ils subissent leur quotidien inhumain, appelle à la rébellion, mais à laquelle les ouvriers ne se fient pas ? En effet, ces derniers restent passifs face aux manifestations devant leur usine. Cette absence de révolte traduit une sorte de fatalisme chez l’ouvrier, conscient peut-être de sa misère mais sans conviction assez profonde pour la vaincre. Ou abruti par son système : tout au long du film, les ouvriers renvoient à l’argent toutes les notions qu’ils évoquent : le temps, précieux puisqu’ils sont payés pour leur performance de production à la seconde près, devient un esclave de l’argent. Ils jugent même, par rapport à l’argent, la conviction politique des étudiants qui manifestent devant leur usine : « qui les paye ? » pour qu’ils hurlent leurs slogans comme ça à longueur de journée… et très vite, au-delà de son personnage principal, c’est tout l’univers de La classe ouvrière… qui représente l’aliénation ouvrière. Cet univers, c’est celui d’une société absurde, dont la fin, pour l’ouvrier, se trouve à l’asile, aliénation finale de l’individu moderne. La société de surproduction use puis jette ses produits dans la décharge qu’est cette asile informe où se retrouvent les plus (désab)usés. Et à la fin du film, comble de l’absurdité, les ouvriers qui se sont tant battus pour quitter le travail « à la pièce » se retrouvent à travailler « à la chaîne », dans des conditions tout aussi invivables qu’avant, et ne sachant même pas à quel fin ils fabriquent ces abstraites pièces métalliques. Mais cette fois, le bruit de la machine et leur espacement physique les empêche de communiquer entre eux, et dans ce cycle absurde, Petri termine son propos sur l’aliénation ouvrière sans échappatoire. Un discours décadent qui n’est pas sans rappeler le pessimisme amer de La Corruption de Mauro Bolognini (1963), ou le désespoir militant de Nous nous sommes tant aimés d’Ettore Scola (1974).

CineseMaietto
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le 11 mai 2020

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