La réputation de Rope tient essentiellement de sa prouesse technique, à savoir que le film est tourné comme un seul plan-séquence, mais au-delà de ça, ce film ressemble surtout à un brouillon des chefs-d'œuvre qu'Hitchcock fera dans la décennie d'après.

Le fameux plan-séquence est en réalité une dizaine de plans raccordés du fait des contraintes imposées par la longueur des bobines, et il est intéressant de constater que les fondus dans le dos des acteurs, censés masquer les coupes, passent beaucoup moins inaperçus que les coupes non dissimulées, presque aussi nombreuses pourtant. C’est en tout cas réellement dans ce choix que se tient tout l’intérêt de ce huis clos et peut être le seul. Cela permet de suivre l’action en temps réel en se repérant bien dans l’espace, en sachant toujours où se trouvent tous les personnages, et en théorie de maintenir ainsi un certain suspense autour de l’endroit où est caché le cadavre, mais en ce qui me concerne, c’est surtout pour faire joli. Je n’y crois pas trop au fait que les coupes sortent le spectateur du film et qu’il soit primordial de les supprimer, en tout cas je pense que c’est beaucoup plus compliqué que ça. Un plan-séquence de Michael Haneke a beaucoup plus d’intérêt selon moi et le fait qu’il fasse de longs plans fixes où il ne coupe pas la caméra est parfaitement cohérent avec son cinéma, sa froideur, et la façon dont il veut nous faire endurer les scènes, sans sentimentalisme. Et puis chez Haneke, il n’y a pas besoin de couper la caméra si elle ne bouge pas, là où dans Rope, les mouvements multiples pour passer d’une saynète à l’autre, en soit c’est du gras. Chez Maurice Pialat aussi les plans-séquence sont fixes et servent vraiment à quelque chose, à créer un moment de flottement, de suspension dans le temps, ou à montrer une situation dans son entièreté, comme une scène de repas où le spectateur a la possibilité de choisir de se focaliser sur tel ou tel personnage, de voir comment tout le monde interagit avec tout le monde. C’est un peu le même genre de questions qui se posent avec le film 1917 : est-ce réellement plus fluide et réaliste de tout raccorder ? Dans le cas de Rope, c’est surtout un effet de style et je pense que dans l'histoire du cinéma, il y a vraiment eu une progression dans la façon d'appréhender le plan-séquence, et ce film est complétement dépassé à ce niveau-là.

La tension en elle-même que devrait susciter la situation n’est pas d’une grande intensité comparée à d’autres films d’Hitchcock. Et non seulement le jeu d’acteur a mal vieilli, John Dall étant une véritable tête à claque par exemple, mais tout est en réalité assez outrancier, pas seulement son jeu qui trahit la culpabilité du personnage à mille kilomètres. Si on compare ça à l’interprétation brillante de Henry Fonda dans The Wrong Man huit ans plus tard, ou même aux acteurs de Rear Window, six ans après Rope, l’époque ne suffit pas à expliquer le jeu approximatif de certains acteurs. Et le film en fait un peu des caisses sur tous les points. Par exemple, le cadavre est caché dans le coffre qui sert de buffet aux invités, et Hitchcock ne trouve aucune manière subtile de justifier la curiosité des personnages au sujet du contenu de cette caisse, encore moins de trouver des réactions crédibles de la part des meurtriers quand ça se produit. Cela donne des dialogues du genre : « Non, non, surtout refermez ce coffre déjà à moitié ouvert, on va ranger ces livres… heu… demain ! ». Je caricature mais tout est assez grossier.

C’est aussi le huis clos et le choix du plan séquence qui causent ce type de problèmes. Il y a de fait beaucoup de contraintes, moins de liberté au niveau du découpage, et donc des plans qui ne disent plus grand chose, là où Hitchcock est justement un maître en matière de plans symboliques, de narration visuelle et de découpage. Pour rattraper ça, le film se force à être extrêmement bavard, manque de subtilité, et ça pose vraiment problème lorsqu’il se perd dans de la philosophie de comptoir pseudo nietzschéenne autour des forts et des faibles, qui comme le dit Stewart à la fin, est une dichotomie qui n’a pas beaucoup de sens, sauf que ce même Stewart nous fait dans la foulée des leçons de morales un peu lourdingues sur le bien et la mal, dichotomie qui n’a pas de sens non plus, en tout cas traitées avec un tel simplisme. La fin du film, c’est une déclamation grandiloquente de Stewart qui dit l'équivalent de : « Ce que vous avez fait est injustifiable, c’est méchant ! ».

C’est donc un film qui a pris un sacré coup de vieux, qui manque cruellement de subtilité, passionnant sur le papier – l’idée de faire dîner la famille de la victime sur le coffre même où elle est cachée aurait pu être bien plus exploitée, donner lieu à une révélation d’horreur pour les personnages après de longs dialogues d’interrogations, de suspicion de la part de tous les personnages – mais dont le résultat ne m'a que peu convaincu. Le film vaut quand même le détour, mais c’est surtout un joli exercice de style, une audace qui a sans doute fait avancer le cinéma sur le plan technique, mais qui impressionne peu par les émotions qu’il parvient en fin de compte à susciter.

Beorambar
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le 28 juin 2023

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