La Corde par Kroakkroqgar
‘Rope’ repose sur un concept machiavélique : s’élever en commettant le crime parfait. L’œuvre s’ouvre donc alors que Philip et Brandon viennent d’assassiner une de leur connaissance, sans autre motif que l’application de cette théorie. Mais Brandon, le plus ambitieux des deux criminels ne peut se contenter de son crime. A quoi bon vouloir s’élever si personne ne peut attester de sa prouesse ? Dans une mise en scène macabre destinée à son égo et à son professeur Rupert, la seule personne qui ait jamais eu son respect, le jeune étudiant transforme son acte en œuvre d’art.
Œuvre d’art, qu’Alfred Hitchcock transcendera en thriller. Le « maître du suspense » trouve dans ce scénario le terreau idéal à l’expression de son art. Non seulement les personnages de Brandon et Philip décident eux-mêmes de s’exposer au risque et aux sueurs froides, mais le récit se déroule intégralement à l’intérieur de l’appartement de Brandon. Le huit-clos regorge donc de multiples opportunités pour jouer avec les nerfs de ses personnages et des spectateurs. La première apparition de la corde, le fait que Mrs Wilson voit l’arme du crime, le débarrassage du buffet, chaque montée d’adrénaline est orchestrée par un réalisateur qui nous manipule comme de véritables pantins.
Mais la véritable force de ‘Rope’, c’est l’ironie sordide que l’œuvre met en place. Les dialogues en premier lieu, sont terriblement audacieux. Les références à la victime, à l’étranglement ou à la mort sont délicieux, surtout lorsque c’est un tiers qui évoque le sujet. Mais c’est la folie de Brandon qui est la plus formidable. Son humour irrévérencieux est en même temps irrésistible, et sa maîtrise alors que l’homme fait preuve d’une cruauté sans pareille le rapproche d’icône comme Hannibal Lecter. Le point culminant de son génie réside dans la manière de confier au père de la victime l’arme du crime.
Devant le charisme et l’effronterie de Brandon, le spectateur se range très vite du côté de l’étudiant, en espérant qu’il ne soit pas confondu. Les remords de Philip se transforment en obstacles, et l’humanité du personnage le rend insipide à nos yeux. Pire, on en vient à oublier de s’offusquer de la cruauté de Brandon. L’intrigue se termine donc en nous ramenant à la réalité, mais on aurait peut-être préféré que l’amoralité l’emporte cette fois-ci. D’ailleurs, le discours de Rupert ne prend pas complètement, d’autant qu’on a du mal à comprendre quel sens il aurait fallu donner à ses convictions sur le meurtre.
Par ailleurs, Alfred Hitchcock livre un objet cinématographique incroyable. En effet, le réalisateur transforme quasiment le huit-clos en plan-séquence unique. En travaillant ses transitions, il parvient à enchaîner dix plans séquences parfaitement maîtrisés de manière très fluide. Les mouvements de caméras, les cadrages, la lumière sont de fait de véritables prouesses, mais les performances des acteurs sont également saisissantes. En particulier, John Dall, Farley Granger et James Stewart sont renversants. En guise de bande-originale, les morceaux de piano joués par Philip accompagnent le récit avec justesse, en renforçant le réalisme des événements et le trouble qui anime le personnage.
Le crime n’était peut-être pas parfait, mais le thriller l’est.