Il suffit parfois d’un rien, un léger déclic, une idée soudaine, pour altérer la couleur d’un film, en redéfinir l’impulsion cardinale, lui inoculer une valeur nouvelle qui fixera sa véritable identité. Quand il décida d’adapter une pièce de Ben Hecht et Charles MacArthur datant de 1928, que Lewis Milestone avait déjà porté à l’écran trois ans plus tard et que Billy Wilder transposera à son tour avec Spéciale Première, Howard Hawks prit un parti hardi : il modifia le sexe du protagoniste. Le journaliste désireux de quitter le métier pour se marier, Hildy, devient une femme, l’ex-épouse et collaboratrice de Walter Burns, rédacteur en chef d’un grand quotidien. L'audace ne serait pas si grande si le changement ne demeurait résolument corporel. Hildy étant un homme, l’attachement de Walter à son égard permet en effet l’équivoque : après l’utilité professionnelle s’esquissent la jalousie du maître, la camaraderie, l’amitié, voire l’homosexualité sous-jacente. De plus, selon l’esprit des mœurs de son temps, interdire à Hildy le mariage, c’était sans doute lui éviter un faux pas car rien ne l’y prédisposait, engagé comme il l’était dans une masculine fraternité, querelleuse et effrontée. Mais voilà que Rosalind Russell endosse le rôle, et tout change : sa qualité de femme la sépare, nul féminisme n’y peut rien, des pisse-copies qu’elle fréquente. En témoigne quelques uns des rares plans généraux du film, notamment son arrivée à la rédaction où sa grâce sereine et majestueuse entraîne un travelling appuyé. Les salutations admiratives de ses collègues s’adressent sans doute à un talent, mais aucun spectateur n’hésite à les attribuer à son allure. Charmant usage de l’ambigüité. C’est qu’une irrésistible séduction se dégage de son unité mobile, qu’une pure aisance émane de sa crânerie sophistiquée, de sa façon d’ôter chapeau et manteau ou de l’attitude avec laquelle elle pose une main sur la hanche. Son élégance et sa transparence la séparent d’un milieu qui se manifeste d’abord par sa médiocrité. On comprend souvent la féminisation d’Hildy dans le contexte de la prédilection du cinéaste pour l'affrontement amoureux et pour les femmes capables d'y prendre l'initiative. Mais un dernier trait rend l’ironie plus cruelle, en même temps qu'elle acquiert davantage de relief : quel cynisme inconscient que de souhaiter bonne chance à un condamné à mort !
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La Dame du Vendredi se déroule essentiellement dans la salle de presse du Palais de Justice de New York. Walter ne peut se résoudre à laisser partir Hildy au bras d’un autre homme, et a fortiori de l’assureur fade et insignifiant qu’est Bruce Baldwin. Pour la retenir, il lui fait miroiter un scoop et lui propose d’aller recueillir la confession d’Earl Williams, quelques heures avant son exécution. Elle accepte, plus par amour du métier que par conviction de l’innocence du prisonnier. Mais ce dernier profite de l’interview pour se faire la malle. Les données sont établies, et le tableau féroce. Tous les coups sont permis. Des politiciens véreux cherchent à exploiter la pendaison d’un homme à des fins électorales, une justice inique envoie à la mort un prévenu dans le seul but de faire un exemple, une presse sans scrupule se lance dans une mesquine partie de poker pour obtenir le moindre détail croustillant sur l’affaire, tandis que le détenu se morfond en attendant la petite fête encordée du lendemain matin. La défaite de l’intégrité éthique assure plus sûrement encore que la mécanique imperturbable du récit la crédibilité de chaque moment. L’énergie déployée est celle d’une rotative d’imprimerie lancée à pleine vitesse au moment de l’édition du jour. Les péripéties éclatent comme des flashes dans le feu de l’action. L'univers du journalisme présenté ici ignore l'opposition du vrai et du faux. Il ne connaît que des effets sur l'opinion. Dans ces conditions, la sympathie que Hildy témoigne à Williams ou l'amour que Walter porte à Hildy ont toute l'authenticité possible. La jeune femme proteste bien face aux mille combines infâmes de son ancien époux, n’hésite pas à le traiter de faux jeton, mais en réalité elle frémit de désir devant son immoralité. Plus le monde est pourri, plus les deux héros savent en tirer profit grâce à leur lucidité et leur habileté, et plus ils ont envie de (re)coucher ensemble. Le paisible Bruce, avec sa maman à qui il n’a jamais menti, n’a pas d’arguments à faire valoir pour exciter sa très fougueuse promise, qui se raconte des histoires en se préparant son destin de "femme normale".
Pour Hildy, l'originalité et la spontanéité du point de vue ne font qu'un avec la compétence de la professionnelle, évidente lorsqu'on compare son article avec ceux que pondent ses confrères. Dans la scène où elle fait dire au condamné précisément ce qu'elle veut lui faire dire, selon une technique étonnamment primaire, elle se livre avec sincérité et sensibilité à son rôle de confidente. En cela elle s'oppose à Walter, souvent occupé à trois tâches différentes : se composer un masque pour Hildy, produire une action, tromper un tiers sur celle-ci. De là une prodigieuse éloquence gestuelle et expressive, une prolifération d'hyperboles et d'épanorthoses corporelles. Le sous-entendu pointant derrière le malentendu, ce joueur-là aura toujours un coup d'avance sur tout le monde. Après Cette Sacrée Vérité, Ralph Bellamy est à nouveau le perdant idéal, le parfait nice guy un peu nigaud ayant affaire à trop forte partie (mais qui peut s’aligner face à Cary Grant ?). Walter dira justement de lui qu'il ressemble à Ralph Bellamy, implacable manière de le renvoyer au néant. La reconquête de Hildy passe quant à elle par sa vocation : la journaliste est une parfaite incarnation de la vertu selon Aristote. Elle fait ce qu’elle sait faire et ce qu’elle doit faire, et c’est en cela qu’elle s’accomplit comme être humain, même si elle peut paraître inconséquente voire méchante avec Bruce. La philosophie cède cependant toujours à la préséance de la comédie : si Hildy révèle peut-être sa vraie nature, elle est bien secondée par Walter, véritable metteur en scène de toutes ces manigances infernales. Metteur en scène mais nullement deus ex machina. Une telle fonction est dévolue de la plus anarchiste façon à un grand dadais, un tantinet simplet et bien imbibé après son passage dans un bordel chinois de la ville. Cet agent de l’état possède le sésame (la grâce du gouverneur) qui permettra de tirer le couple Hildy-Walter d’un fort mauvais pas. Que dans la fiction journalistique américaine la vérité demeure toujours secondaire par rapport au but principal, qui consiste à lutter contre la corruption, ce n'est sans doute pas assez pour justifier la cause de Walter, épousée par Hildy. Certes, le messager incorruptible ne doit son innocence qu'à sa parfaite imbécillité ; certes, il est urgent de couler le maire et le shérif ; certes, c'est une bonne action que d'obtenir un délai à l'exécution de Williams. Mais la fin justifie-t-elle les moyens ? Car en définitive ce qui plaît à Walter, il le proclame, et ce qui séduit Hildy, c'est l'ivresse du pouvoir oral, la gaieté de la fabrication rhétorique, l'euphorie des bobards qui se succèdent.
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Mine de rien, il est question ici — en vrac — d’imbécilité des détenteurs de l’autorité, de kidnapping violent suivi d’accident mortel, d’assassinat de policier par un meurtrier de hasard, de destruction de documents officiels, de fausse monnaie, d’utilisation d’un gangster et d’une prostituée pour compromettre les honnêtes gens, de mépris pour la marche du monde, catastrophes naturelles et guerre en cours (Hitler est promptement ravalé à la rubrique des histoires drôles). Devant ce chapelet de bassesses, de magouilles et de vilenies sur fond de potence et de subornation, peut-on parler de comédie ? Bien sûr, parce qu’on rit sans arrêt et qu’on est fasciné par la représentation en cascade des turpitudes du siècle. Le rythme de la diction, la rareté de l’action physique, la continuité apoplectique des joutes verbales, la caméra rapprochée des comédiens qui se serrent dans le cadre et lui font face, loin d’emprunter au théâtre filmé, manifestent avec éclat l'art du cinéma. Intensifier, resserrer spatialement les échanges, les libérer de leur localisation, c'est ce que la scène est impuissante à réaliser. Et l’on ne sait s’il faut plus admirer la netteté de l'élocution ou la variété des textures dans l'usage de la parole : alternance, canon, chevauchement, lecture, téléphone... Comprimé à l’extrême, le dialogue conduit le film par le bout du nez jusqu’aux confins de l’absurde. Pour le cinéaste, il est le meilleur moyen de nous faire prendre des vessies pour des lanternes. Le débit a été calculé à 240 mots par minute, le double de celui d’une conversation normale. Pas un instant n’est laissé au silence. Les personnages bondissent d’un combiné à l’autre et tiennent plusieurs conversations en simultané (signe que l’on est bien chez Hawks : les enjeux se mènent sur différents fronts), sans que le mouvement ne quitte la seule sphère des mots. À force de se demander si la folle cadence sera tenue jusqu’au bout, on s’aperçoit que c’est nous, pauvres spectateurs attrapés par la peau du cou, qui donnons de sérieux signes de faiblesse devant l’étourdissante rapidité avec laquelle l’intrigue se démultiplie.
Virtuosité ? Maîtrise et travail des acteurs ? Bien sûr, mais il y a plus. La dramaturgie d’horloger, le tempo survolté, la vélocité des répliques foudroyantes et la diversité de leurs modes de répartition n’assurent pas que le brio du long-métrage, ils en déterminent la moralité. Le ridicule s'attache au prévisible : dans telle situation, tel personnage dira nécessairement telle chose. Le fiancé éconduit n’est pas pour rien agent d'assurances. Quant à Walter et Hildy, leurs falsifications improvisées ne prouvent que leur promptitude d'esprit. Mais la joyeuse prévarication collective du langage garantit la vitalité même du discours. Cela explique le bonheur procuré par le film, qui fait partager l'effervescence de l'escroquerie intellectuelle avant qu'elle ne se fige dans la platitude. Hawks combat d'ailleurs vigoureusement quelques lieux communs de l'opinion américaine, en particulier la manie d'attribuer tous les méfaits au communisme. Il y a là de quoi sourire, en même temps qu’un leurre très utilisable. Pour démontrer la démence de Williams, Hildy lui souffle qu'il a tué sous l'empire de la formule "Production for use". Baliverne commode : c'était le slogan de la campagne qu'Upton Sinclair avait menée en 1934, sous les couleurs démocrates, pour conquérir le poste de gouverneur de la Californie. L’action des studios avait contribué à son échec. Nuance critique dans les idées du cinéaste, inflexion hostile aux dogmes antirouges dans la propagande d’Hollywood qui se prépare au conflit, cette allusion démontre aussi que l'invention manipulatrice abuse d'une manipulation précédente et la dépasse. Voilà pourquoi La Dame du Vendredi est, sinon la meilleure comédie de Hawks (sur ce point, chacun jugera), du moins la plus politique, la plus abstraite. Si le traitement du suicide et de la peine de mort peut paraître cavalier, c’est justement parce qu’il s’agit d’en dénoncer le pathos. Quant au choix qui s’offre à Hildy, il invite à découvrir l’humanité entre le conformisme bourgeois et l’artifice médiatique. Ainsi l’œuvre s’impose-t-elle autant comme une satire du mensonge que comme un éloge de la verve, sans qu’aucun des flux qui l’animent ne vienne jamais interférer sur les autres. L’évidence, comme disait l’autre.
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