Magistral !
Elia Kazan est un des rares réalisateurs qui traitent avec autant de force et de justesse des rapports humains. Ici, le thème principal sont les pulsions sexuelles adolescentes. L'histoire se passant...
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le 10 juil. 2011
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Elia Kazan entreprend La Fièvre dans le Sang après avoir achevé Le Fleuve Sauvage, îlot de calme dans un univers de bruit et de fureur, et avant le cycle autobiographique (America, America et L’Arrangement) qui occupera dix ans de sa carrière. Pourtant, cette œuvre magnifique et exacerbée résume le monde déjà si personnel du metteur en scène. En 1929, année où se déroule le récit, il avait lui-même l'âge de ses héros, et au moment du tournage sa fille a vingt-deux ans, son fils vingt ans. Bud Stamper et Deanie Loomis sortent de l’adolescence. Ils sont jeunes, ils sont beaux, ils s'aiment. Mais leur idylle est implacablement étouffée par le poids des convenances provinciales du Kansas. Les deux amoureux sont les victimes innocentes de l’hypocrisie institutionnalisée, des fausses valeurs qui ont dominé la décennie. Le bonheur considéré comme une diminution de leurs exigences, voilà ce qui leur est demandé. La dépression nerveuse pour Deanie, la pneumonie pour Bud seront le prix qu’ils devront payer, puis le mariage de raison qui éloignera définitivement leurs routes. À travers cette histoire, le cinéaste entremêle le privé et le public, l’idéal et le contingent, le romantisme et le réalisme, le psychique et de l'économique. Les névroses de l'homme y sont mises en rapport avec le renoncement qu'on exige de lui. Dès les premiers plans, Kazan organise ses thèmes, désigne l’inextricable relation entre le tiraillement intime et une superstructure idéologique, réactionnaire, étroitement liée au sens de la propriété, au goût de la spéculation boursière. À une séquence d’ouverture d’un lyrisme déchaîné, où les héros s’embrassent près d’une chute d’eau, succède à la maison un dialogue sur des actions en baisse. Les inhibitions se manifestent aussi chez les parents : l’asservissement de M. Loomis à sa femme trouve un écho inversé dans celui de Mme Stamper à son mari. Pour les deux couples, les préoccupations matérielles ont atrophié les sentiments.
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La cellule familiale joue en effet pour Kazan un rôle déterminant, creuset où l'individu est façonné, modelé pour s’intégrer docilement à cette organisation répressive qu’est la société. Quant à l'argent, il domine le cadre du film, il domine la famille Stamper et ses puits de pétrole comme la famille Loomis et ses titres de participations à Wall Street. Ace Stamper est un bourgeois arrivé, gaspilleur et arrogant, qui propose à son fils de tout lui acheter, y compris une fille de night-club, sosie de celle qu'il aime, et qui devrait le consoler de son malheur. Sa claudication physique correspond peut-être à une impuissance cachée et sans nul doute à un déséquilibre spirituel. Pour lui il y a toujours eu deux sortes de femmes : les saintes et les putains. Il entend ramener ainsi Bud à la raison car la revendication de son fils est une révolte radicale contre son autorité paternelle, qui démonte un mécanisme fondé sur l’idée de soumission. Son éloge des prostituées complète l'éloge de la virginité entrepris par la mère de l’héroïne. La formation du couple Bud/Deanie ferait de tous deux des adultes conscients de leur responsabilité et probablement heureux, ce que M. Stamper et Mme Loomis ne sont pas. Est-ce un hasard si ces derniers partagent le même goût de la possession, alors que leurs époux paraissent plutôt désintéressés ? Ne se ressemblent-ils pas par le pouvoir qu'ils exercent sur un rejeton à travers qui ils croient prolonger une jeunesse enfuie et assurer une postérité qui est leur seul objectif ? Voilà pourquoi chacun s'emploie à séparer leurs enfants respectifs et à leur marteler un interdit : pas de rapport avant le mariage pour l’une, pas d'autre voie pour l’autre que des études à Yale afin de succéder à son père à la tête de ses entreprises pétrolifères. C'est-à-dire pas de satisfaction immédiate ni d'union mais le refoulement, que Deanie et Bud internalisent malgré leur intense attraction et dont ils mettront le film entier à se délivrer.
Déclinaison juridique d'une éthique fondée sur des tabous, loi dictée par la vox populi mais joyeusement bafouée, la prohibition de l'alcool est métaphorique d'une attitude collective qui s'attaque à toute forme de plaisir jugée comme suspecte, dangereuse, coupable. Le discours des figures d’autorité à l'égard de la sexualité se caractérise par la même ambivalence, la même tartufferie. L'amour est révéré dans l'abstrait mais véhémentement isolé de sa dimension charnelle, estimée sale et honteuse. Or l’abstinence rend fou. Et le sexe est tellement interdit que c’est le film entier qui est érotisé. Bud titube puis s’écroule sur le terrain de basket, non par amour mais par frustration. C’est sa seule maladie, il en parle au médecin qui est incapable de le soulager. Sous les tonnes d’eau d’une cascade qui attise son désir, il fraye alors avec la bombe du lycée. "Don’t, Bud !", chuchote Deanie dès les premiers instants à son amant empressé : le murmure sonne comme une invitation mais le rejet est définitif. Une heure de film plus tard (mais trop tard), elle s’offrira enfin à lui dans l’obscurité d’une voiture : "Come on, Bud, I’m not a nice girl…" Natalie Wood s’étire en accomplissant seule les simulacres de l’étreinte tant attendue, elle mime l’acte sexuel partout, sur le canapé du salon, sur son lit, un oreiller dans les bras et la jupe retroussée. Si James Dean a incarné chez Kazan le point de départ de la révolte adolescente, c’est Deanie, brûlant au sens littéral et susurrant nue des "oh yes, oh yes" dans sa baignoire fumante, qui en figure l’acmé. Ginny, la sœur de Bud, vit pour sa part dans un esprit d’insubordination permanente et autodestructrice. Le film la dépeint avec bienveillance mais courant à sa propre perte, et de fait elle se tuera dans un accident de voiture, comme en rétribution pour ses "fautes". Si elle se donne au premier venu, c'est parce que son géniteur ne l'aime pas, la repoussant pendant la soirée du nouvel an quand elle voulait lui montrer de l'affection. Sa vie agitée accentue en retour le puritanisme de son frère, assujetti à l'autorité patriarcale. Ainsi tout se trouve lié : pas une conduite ne se voit infléchie par le milieu ambiant avant d'agir à son tour sur d'autres conduites. Mais loin de présenter un quelconque déterminisme, La Fièvre dans le Sang laisse au contraire une marge au choix personnel. D'où sa complexité, qui étend le tableau de mœurs à toute une société et par lequel le cinéaste se fait romancier d'une véritable condition humaine. L’écroulement ou la transformation des valeurs : tel est l’axe d’un film dont les voix diverses s’unissent sous le dénominateur commun de l’idée de crise.
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Cette ambition s'inscrit dans un tissu formel que caractérise une série de ruptures, et de ce point de vue le titre français évoque non seulement la fougue amoureuse qui fait battre le cœur de ses protagonistes, mais également la pulsation sanguine de sa forme même. Une palette de couleurs luxuriantes soustrait l'image à un réalisme de convention pour la rattacher sans cesse au registre émotionnel. Une ou deux valeurs dominantes permettent de distinguer la nuance de chaque scène et de souligner sa portée de manière sensitive. Le plus souvent elle est définie par l'étoffe d'un vêtement : dès la première apparition de Ginny, le bleu pastel de son sweater voile le cadre avant la révélation de son visage et de ses cheveux oxygénés ; le jour de Noël elle arbore une combinaison d'un mauve rosé qui l'oppose tout autant aux usages. Pour Deanie, les couleurs vont suivre les étapes de ses sentiments. Le jaune d'or de son chemisier réchauffe son teint pêche abricot et ses cheveux châtains d'un chatoiement solaire qui la fait rayonner et la met sur un piédestal visuel (comme les chevaliers le font de leurs belles dans le discours de l'enseignante). Plus tard il rehausse la scène où Bud l'étreint puis la met à ses genoux : son corps devient une tache qui ploie et tombe au sol, annonçant de futurs flétrissements. Et quand Bud l'aura trompée, son corsage sera remplacé par un ensemble grenat alors que devant elle Juanita, sa rivale aux cheveux roux et aux lèvres peintes, lui brûle les yeux dans son gilet orange. Mais la couleur du péril, culminante sur l'échelle des tonalités, est le rouge : celui des caractères du générique, de la robe de Deanie convertie en flapper d'un soir, des girls du funeste cabaret de Texas Guinan, de l'unique giclée de sang qui perle d'une bouche meurtrie par un coup de poing. À la fin, la vivacité imprévisible et changeante de ces teintes s'estompe : elle n'a plus lieu d'être puisqu'on ne peut plus rien redouter. La passion a été, difficilement et jusqu'au dernier instant, surmontée : Deanie porte une robe, un chapeau et des gants d'un blanc éclatant. La jeune femme a appris, elle a pu pardonner à sa mère, elle a accédé à la maturité. Le vert délavé et apaisant de l'institution psychiatrique peut faire retour, la mélancolie des vers de Wordsworth n’étant perçue qu’avec le recul d'une sagesse tranquille.
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Natalie Wood, sublime, fait disparaître les saccades qui délimitent les différentes expressions d'un comédien en manifestant un état général de nervosité et d'extrême sensibilité. Son jeu vif et ondoyant est mis en valeur par celui de Warren Beatty, plus contenu, qui donne au martyre de Bud une force juste et virile s'opposant résolument au calvaire de sa partenaire. La mobilité du regard noisette de l’actrice n'est pas celle d'une marionnette, même quand elle doit rendre compte, par exemple, d'un écartèlement entre ce que lui dit sa mère et ce qu'elle ressent. Elle vibre d’une force intérieure lui permettant de conférer plusieurs facettes d'elle-même, plusieurs âges de la femme. D'un côté l'impulsivité et la fragilité d'une enfant qui sait se faire capricieuse pour arriver à ses fins, de l'autre la féminité mûrissante dans la douleur de se voir refusée par celui qu'elle aime exclusivement. Les deux scènes d’affrontement (dans la salle de bains puis face à Bud) détruisent sauvagement l'image de la fillette : les pommettes et la chair des joues se gonflent d'une colère qui la grossit, le mascara coule et déteint des traits plus durement crayonnés d'une beauté qui se métisse. La sensualité est d’ailleurs extrême tout au long du film : main de Ginny sur la joue endolorie de Bud qu'elle vient de gifler, bras et épaule dénudés de Deanie à fleur d'écran lorsqu'elle se livre à Toots... Déjà, quand elle se donnait à Bud dans son corsage canari, le cadrage disait une insatisfaction d'autant plus asphyxiante que le désir ressemblait à une maladie sur son visage. Il franchira plusieurs stades de blanchissement et de décomposition avant de traduire enfin qu'elle est sûre d'elle-même puis sereinement fière en dépit de cette splendeur de l'herbe à jamais révolue. En elle on peut lire la cassure profonde qui existe au sein de tout être entre ses aspirations profondes et leur réalisation, l'arrangement avec la vie et le refus de cet arrangement, va-et-vient permanent qui s'exprime dans ces héros fiévreux, dans ce style au bord de la crispation mais qui finit par s’apaiser. Œuvre de tumulte, de conflit, qui blesse et coupe au vif, La Fièvre dans le Sang est aussi une œuvre de réconciliation, d'acceptation (et non de simple résignation).
La beauté des paysages et des intérieurs, leur immuabilité apparente, ne font que mieux ressortir l'inexorable travail qui s'opère sur eux. Kazan décrit ce cheminement en contrastes nets et stridents. Cinéaste de l'indécision amoureuse, des élans contrariés, il sait atteindre le paroxysme de la tension : dans un décor criard rouge et noir de boîte de nuit, des convives hystériques oublient dans l'alcool et le spectacle des filles le séisme économique qui secoue leur pays, une jeune femme blonde et à moitié ivre erre à travers des groupes d'hommes pendant une soirée de fin d'année et s'enfuit dans la nuit, laissant s’attiser une bagarre. Un tel art dissonant et torturé, nourri de symbolisme et d'exagération, est aussi loin du néoréalisme vain que de l'artifice trompeur. Il recherche une réalité seconde qui préfère l'intensité à l'harmonie, ne cherche pas à plaire mais à ébranler. À l'affût de l'inconscient, du spontané, de l'irrépressible, il s'emploie à montrer l'intérieur, l'au-delà des apparences. La dénonciation est violente et impitoyable (psychiatres qui ne peuvent conseiller, hommes d'affaires ivres de dollars, population vivant de commérages), mais l’angoisse se révèle aussi profonde et pathétique. L’auteur n'a jamais été moins complaisant que dans ce reflet fidèle, amer et lucide de notre monde en transes. Si chaque événement influence les autres en un réseau serré de causes et d'effets, si chaque plan est ciselé sans être fermé esthétiquement par son cadre, si chaque seconde semble être amoureusement cristallisée pour elle-même et autour d’un noyau secret, si chaque scène est poussée jusqu'à la limite de l'exaspération en une unité dramatique souveraine, l’œuvre, si serrées qu'en soient les mailles, reste ouverte. Kazan laisse contempler l'instant dans sa splendeur plastique, chaude et sensuelle, et fait sentir néanmoins l'irrésistible érosion du temps. Définition même du cinéma, dira-t-on, mais combien l'ont poussée à ce point de perfection ?
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Créée
le 3 juil. 2012
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