Dans un bus bondé, bruyant, au lumières blafardes et alors qu’il fait noir dehors, une caméra se colle au visage en sueur d’un passager fiévreux et remue selon les mouvements du bus et les interjections haineuses des autres occupants.
Un terrible portrait de la société russe commence alors, sous le prisme d’un homme malade, fatigué et bientôt ivre. Il va essayer de finir la nuit de beuverie dans laquelle l’embarque une connaissance (à l’arrière d’un corbillard) et passer les fêtes de fin d’année avec sa famille, tout en se souvenant d’un de ses amis écrivains et de ces mêmes fêtes de fin d’année alors qu'il était enfant.
C’est un de ces films qui ne se refuse rien dans la narration, parce que confronté à la classique dichotomie vie intérieure et vie extérieure, il préfère tout faire péter.
On se retrouve donc, en premier lieu mais pas seulement, avec un traitement spectaculaire de l’espace, qui consiste à y figurer les souvenirs et les fantasmes des personnages. Sous l’effet de la fièvre et de l'alcool, les frontières entre réalité et rêve, entre cadre et esprit, sont floues. Les transitions le sont donc aussi. Ça passe par une grosse utilisation de plans-séquences, où la continuité visuelle existe à rebours de scènes à la réalité fragmentée, entre ce qui est, ce qui a été et ce qui n’a jamais existé. On passe de l’un à l’autre en traversant un palier, ou en un mouvement de caméra, dans un même temps. Temps, espace, réalité, c’est la même chose mais c’est différent.
Il y a du théâtre là-dedans, pour le côté “une seule prise" à l’intérieur de laquelle on essaie de figurer plusieurs réalités. On voit vraiment la patte d’un scénographe. Il y a aussi un côté littéraire, celui de la tendance moderniste et du courant de conscience, où la narration est limitée en termes d’action et de personnages mais essaye aussi de figurer toute leur intériorité au même moment et en un même mouvement.
Mais c’est surtout du cinéma, excessif, déchaîné. Tous les moyens du médium sont déployés pour nous plonger dans des images qui, si elles ne sont pas toutes réelles, sont tactiles, immersives, presque agressives d’ailleurs. De la photographie écoeurante et maladive aux mouvements serrés de la caméra en passant par le design sonore chaotique, c’est à un vrai bad-trip que nous invite ce film qui en est bien un, ça c’est sûr.
Et les plans-séquences ne sont d’ailleurs qu’un des moyens par lesquels il éclate sa narration. Caméra subjective, montage de film d’action, animation, effets spéciaux… Il faut s'accrocher.
Un film surabondant et excessif au point même où, dans la dernière partie, il transitionne brutalement vers un autre film, un autre personnage, une autre histoire racontée dans un autre style visuel, simplement pour offrir une autre perspective sur un des bouts du récit qu’on a suivi pendant deux heures. Il faut aimer ce genre d’excentricité.
Et donc que nous montre toutes ces audaces ? Un monde sale, violent, déstabilisant, agressif, oppressant. Même si l’on est profondément enfoncé dans la tête d’un personnage, la portée politique est évidente, et l’a été dès les premières minutes, où la peuple russe nous apparaît immédiatement dans toute sa misère et sa violence et où le premier écart de cette réalité consiste à fusiller les dirigeants.
Les différentes temporalités du récit s’articulent autour de deux célébrations du Nouvel an, une en URSS, quand Petrov était enfant, et une en Russie, avec son propre fils. Si les costumes qu’on porte changent, le malaise reste toujours présent, tout comme la fièvre et la maladie. Si les transitions entre l’esprit et l’espace désorientent, celles entre deux ères politiques aussi, semble nous dire le film (surtout dans sa dernière image). Que choisir entre la folie ancienne et la folie moderne, entre ce que traverse Marina et ce que traverse Petrov ?
Lutter pour ne pas céder à la folie, c’est aussi lutter pour ne pas céder à la violence, malgré le fait que le film semble nous suggérer, surtout à travers le personnage de Petrova, que les Russes sont prêts à se massacrer les uns les autres. Ces pulsions de violences sont aussi au nombre des choses qui viennent exploser la narration du film.
Je suis donc assez admiratif de l’audace et de l’ambition du film, qui creuse sa forme et son médium pour parvenir à s’écarteler entre l’intime et le politique, entre le passé et le présent, entre le rêve et la réalité, entre la pulsion et le comportement, entre la folie et la raison…
C’est pas pour tout le monde, parce que pour certains ce sera prétentieux, chaotique, désagréable, foutraque, ça c’est sûr. Mais c’est déjà pas si mal.