Il est de ces œuvres, qu'elles soient picturales, musicales, littéraires ou comme ici cinématographiques, devant lesquelles notre appréhension à comprendre et analyser de façon rationnel se retrouve poussée dans ses retranchements et même dans l'incapacité d'en extraire autre chose qu'une interprétation qui ne peut être que subjective ou se laisser aller à privilégier le sensoriel et l'émotion purs à défaut d'une compréhension définitive.
En littérature je pense à William Burroughs et à son roman "le festin nu", en musique à toute la scène de musiques concrètes ou au mouvement "noise" qui perturbent même les oreilles aguerries, en peinture le surréalisme et ses dérivés, ou quand on parle de cinéma, David Lynch apparaît comme appartenant à cette mouvance.
Kirill SEREBRENNIKOV nous entraîne dans le subconscient de Petrov, un homme qui affaibli par une forte fièvre, se laissera entraîner par Igor dans une longue errance alcoolisée. Rapidement, la mise en scène fiévreuse et l'aspect décousu de la narration qui joue sur différentes temporalités, annihile toute possibilité d'établir de façon précise et indubitable la frontière entre un réel touché par une forme de fantastique halluciné et un subconscient ou un état onirique se disputant à des souvenirs parfois précis, parfois auréolés de mystère, voire de mysticisme.
Dès lors tout esprit cartésien sera perdu et il est inutile si vous faites partie de ces personnes qui ont besoin de rationaliser les informations perçues pour en extraire une grille de lecture construite et solide de vous confronter à ce film, à moins d'avoir envie d'une expérience esthétique, qui ne pourra que vous éblouir. Mais si comme moi, vous aimez ces œuvres à clefs, dont chaque spectateur peut s'approprier tout ou partie, y confronter sa compréhension, son analyse, sa symbolique et jamais n'être en mesure d'affirmer "voilà ce que raconte le film, voilà ce que dit cette séquence ou voici le message qu'a voulu nous délivrer le cinéaste", alors le film est une incontestable réussite.
Il y a des séquences du film où j'ai cru percevoir une idée, notamment à propos de l'histoire russe et de la schizophrénie d'une société qui se doit de bien distinguer a parole privée et la parole publique, de cacher en société ce qu'elle pense ou pensait de ses politiques, mais aussi un rappel d'événements marquants, la scène se déroulant dans un parc d'attraction à l'abandon m'a évoqué la ville de Pripiat cité fantôme abandonnée à la hâte suite à l'explosion du réacteur numéro 4 de la centrale nucléaire de Tchernobyl.
Il y a des séquences ou au contraire, ma capacité d'analyse se heurtait à un mur, des codes slaves qui me manquent, ou simplement une volonté de l'auteur de privilégier la subjectivité de chacun pour déceler l'éventuel message, bien que je ne sois pas plus persuadé de la présence d'un message, impression confirmée dans l'entrevue avec le cinéaste russe disponible dans les suppléments du DVD, qui dit lui-même que son objectif, la réussite de son film tient plus dans la variété des analyses qu'il suscitera que dans la réception d'un message précis et contigu à l'intrigue.
C'est un film qui m'a énormément troublé dans sa complexité et sa radicalité, un film que je vais devoir revoir, non pas pour mieux le comprendre, mais pour y confronter de nouveau ma sensibilité, c'est un film qui m'a enthousiasmé par les nombreuses portes qu'il a ouvert, c'est un film difficile à conseiller et même à critiquer, c'est une œuvre forte, clivante, qui demande de l'humilité et d'accepter d'être perdu dans des vallées insondables qui titillent votre inconscient, c'est un film lysergique.
C'est une réussite absolue y compris dans ses quelques faiblesses, une séance un poil trop longue dans un souvenir d'enfance notamment.
J'ai de plus très envie de lire le roman qu'il adapte.