Ero destinato alla sensibilità...
Dès sa première bande-annonce, le dernier film de Paolo Sorrentino tapait dans l'oeil de l'adorateur de Fellini que je suis. En deux minutes transparaissaient de nombreux hommages au Maître, à ses femmes girondes, ses carnavals bouffons et Toni Servillo, dans son impassible rigidité de séducteur fatigué, faisait furieusement penser à l'immense Marcello Mastroianni. Au risque peut-être de trop ressembler à ses modèles, La Grande Bellezza avait quand même fière allure.
Et il ne déçoit quasiment jamais. En deux heures vingt, Sorrentino réussi enfin le grand film fellinien post-Fellini (on pense aussi beaucoup à Scola) que l'Italie se cherchait. Découpé en trois parties de durée à peu près égales, le film narre la vie de Jep Gambardella, chroniqueur de luxe, scribouillard snobinard qui surfe sur la notoriété de son unique roman "L'Appareil Humain" publié quarante ans plus tôt. Mondain paillard aimant s'entourant de jolies femmes et s'habiller des plus beaux smokings, il est conforme à l'image qu'on peut s'en faire : déprimé, nihiliste, paresseux, en gros insupportable stigmate d'une époque qui s'est auto-consumée. Sauf que Jep sait que sa vie lui échappe, qu'il est passé à côté de sa vie d'écrivain, de sa vie de couple, et de sa vie d'homme. Ce sont grosso modo les trois mouvements qui animent LA Grande Bellezza.
Il n'est pas nécessaire de rentrer dans le détail de leur déroulement, tout juste est-il bon de signaler qu'elles s'enchaînent à la perfection en s'organisant autour du personnage pivot Gambardella. Les êtres entrent et sortent, restent rarement pendant tout le film. Ils ne sont que des marqueurs de passage dans le parcours introspectif de Jep. Seule à demeurer à ses côtés, tout le film, sa rédactrice en chef, une naine truculente à l'esprit brillant, est la seule à lui apporter un point de repère, et la seule à percevoir derrière la croûte du jet-setteur libidineux. Mais au fond, Jep reste un personnage fondamentalement seul, bien que toujours (plus ou moins) bien entouré. Sa destinée dorée tourne au tragique et à l'émouvant sans que Sorrentino en fasse trop. Oubliée la lourdeur psychanalytico-psychologisante de This Must be the Place, La Grande Bellezza est un modèle de raffinement.
Raffinement dans la mise en scène qui réserve son lot de scènes géniales. De la fête inaugurale qui nous assourdit et nous épuise pendant près de vingt minutes, ponctuée de ce travelling avant en slo-mo magnifique fendant la foule dansante pour s'attarder sur un Jep las s'en grillant une avec classe ; à la démonstration édifiante d'une petite fille peinturlurée peignant de toute sa rage une oeuvre conceptuelle, les moments de grâce ne manquent pas. On sent que Sorrentino a composé chaque plan avec la plus grande rigueur, apportant un soin particulier à magnifier cette Rome dont on croyait tout connaître. Raffinement aussi dans les dialogues regorgeant d'aphorismes et de bons mots savoureux (je n'en citerais qu'un : « Je ne voulais pas seulement participer aux soirées, je voulais avoir le pouvoir de les gâcher »).
Raffinement enfin dans la prestation exceptionnelle de son acteur principal, Toni Servillo. Avec une variété de jeu impressionnante, il donne corps à Jep, complexifie la psyché d'un type comme il doit en exister des dizaines dans les milieux mondains cultivés, Mielleux et exubérant dans les moments d'euphorie, mutique et impassible dans ceux de doute, il offre une palette d'émotions tout en nuance avec une grâce infinie et une classe folle (bordel, ces costumes, tu peux aller te rhabiller Gosling). La " più grande bellezza" du film, c'est lui. N'ayant pas eu la chance d'être à Cannes pour voir la sélection entière, difficile de s'avancer, mais un prix d'interprétation masculine serait tout sauf un scandale tant il a placé la barre haut.
Soyons honnêtes, La Grande Bellezza n'est pas parfait, tutoie le statut de chef-d'oeuvre sans pour autant s'avérer être un classique instantané. La faute essentiellement à une troisième partie un peu plus absconse, plus empreinte de spiritualité parfois un peu aride, et surtout assez "ouatezefuckesque" bien que très drôle (le film l'est d'ailleurs assez souvent, drôle). Mais malgré ses quelques défauts, La Grande Bellezza est un hommage très réussi à l'âge d'or du cinéma italien qui mériterait vraiment qu'on le distingue au palmarès de ce Festival, ne serait-ce que son interprétation masculine principale de très très haute volée.