Je trouve vos notes bien tièdes, les amis. Ne voyez-vous pas, pourtant, à quel point ce film dépoussière la comédie populaire, déjoue tous les clichés romantiques, tout en revisitant le film d'auteur avec légèreté et poésie ?
Antonin Peretjatko se place dès le début du film sous le patronage primesautier, délicieusement outrancier, d’œuvres telles que Le Magnifique ou OSS117 : dans la façon d'introduire le générique ("l'inénarrable Vincent Macaigne", "L'ouragan Vimala Pons"), dans cette musique éclatante, vive et colorée qui nous dépayse immédiatement, dans cet anti-héros tellement attachant qui semble tout le temps s'excuser d'être là, dans ce rythme enlevé propre à la farce et qui multiplie (par toujours très finement) les situations burlesques.
J'ai pu craindre que le film ne soit qu'un enchaînement de gags un peu fatigants à la longue.
Et puis pas du tout.
Non seulement, l'image évolue superbement - d'un grain un peu vintage à la De Broca au début, on passe à une ambiance inquiétante à la photographie ultra-léchée - mais le scénario prend des virages incroyables, Peretjatko se permet toutes les fantaisies narratives pour le plus grand bonheur du spectateur qui ne sait plus du tout à quelle sauce il va être dégusté.
Il y a bien sûr ce duo, à la fois touchant, sexy et hilarant, formé par Vimala Pons (Oscar intergalactique du plus beau corps ever) et Vincent Macaigne, jamais plus formidable que dans ses rôles d'adorable loser abonné aux situations merdiques. Le film va peu à peu faire se renverser les rôles entre eux, à la faveur d'une trouvaille scénaristique irrésistible, incluant une boisson malencontreusement ingérée. De Lara Croft boyish, indépendante et peu portée sur la bagatelle, Tarzan va se muer en femme désirante, avec toujours cette sensualité explosive, qui contraste avec sa voix de petite fille sage. De stagiaire coincé un peu boudiné dans sa chemise, Châtaigne soudain mincit, gagne en assurance, renoue avec ses envies et accepte l'aventure. Les deux personnage se métamorphosent à leur contact respectif, contraints aussi de se serrer les coudes en territoire hostile.
Et hostile, la Guyane l'est, assurément. Insectes grouillants, végétation étouffante, luxuriante, marécages boueux : l'équipe du film a physiquement donné de sa personne sur ce tournage et on ne peut que s'interroger sur le nombre de prises nécessaire au bouclage de certaines scènes.. Pourtant, malgré ce cadre sauvage - cauchemardesque pour moi - on est rattrapé par la poésie et la beauté de certains plans, souvent enrobés d'une musique classique renversante. Je pense à cette barque qui file sur le fleuve, sous les ombres des arbres et qui m'a rappelé le divin Comme un avion et une autre scène de barque, douce et poignante (avec Macaigne encore) dans Tonnerre. Je pense à cette scène magistrale de machine à écrire avec vue sur la mer d'arbres (et ce floutage du premier plan, hommage à une scène du Mépris de Godard, comme me l'a indiqué quelqu'un qui se reconnaîtra). Esthétiquement, La loi de la jungle nous sert quelque chose d'éblouissant.
Donc c'est beau, c'est drôle, c'est original, c'est surprenant - mais c'est aussi très incisif politiquement. Dès le début, nous comprenons que La loi de la jungle est celle du marché du travail actuel, avec ce stage impossible à valider, cette administration idiote et sourde, ces missions aussi placardisantes qu'imbéciles et coûteuses (le fameux projet Guyaneige) : nous sommes en plein théâtre de l'absurde et Peretjatko fustige ces institutions truffées d'incapables, ces administrations débiles qui entretiennent la précarité de la jeunesse et accumulent les gabegies. Il y a un parallèle à faire d'ailleurs entre le François Merlin du Magnifique et ce Marc Châtaigne : tous deux sont dans des situations professionnelles instables, doivent se battre contre des moulins (l'un contre son éditeur, l'autre contre le Ministère de la Norme - quelle géniale idée) et finissent par tout envoyer balader, en acceptant de devenir les hommes qu'ils sont vraiment.
Et puis, la poésie de ce film, mes amis, la poésie ! Ces insectes qu'accompagnent des sons rigolos, ces lucioles gracieuses, ce papillon sur le sein nu de la belle Vimala, ce petit ver qui monte, qui monte... Tout est d'une délicatesse incroyable et le film prend alors des allures d'ode au vivant et à la nature.
Je ne serais pas étonnée que Macaigne ait mis son grain de sel dans la mise en scène : il y a en effet beaucoup de théâtre dans ce film, des instants d'ailleurs un peu outrés de presque tragédie, ainsi que des tirades superbes. Enfin, l'insertion de phrases en travers de l'image achève de faire de La loi de la jungle un film littéraire de premier ordre.
Peretjatko nous montre que l'érotisme peut être drôle, le comique sensuel, qu'on peut faire un film à la fois hilarant, subtil, intellectuel, romantique et politique, le tout mené tambour battant par une bande-originale fantastique et une esthétique à se damner.
Qu'il est possible de faire oeuvre absolument moderne sans oublier ses classiques, sans piétiner ses prédécesseurs, mais en leur rendant hommage par de subtils clins d’œil qui font toute la puissance évocatrice de ce très très grand film.