Lorsque dans Soupçons, Cary Grant présente sur un plateau un verre de lait -ingénieusement éclairé en dessous par une ampoule - deux voies s'offrent au spectateur:
Celle de la mort ou bien celle de la vie du personnage incarné par Joan Fontaine, femme (trop) amoureuse d'un Dandy supposé abusif. En dernière bobine de Soupçons, le suspense est synthétisé en une scène évocatrice d'empoisonnement prise à contre-pied par le même Cary Grant dans Les Enchaînés où le verre remplit d'un liquide luminescent a pour fonction de soigner la gueule de bois de Ingrid Bergman. Autour du poison et du remède, un nombre conséquent d'informations narratives et visuelles qui influe sur la tonalité de l'histoire éclaircissant au passage les intentions des protagonistes. Cary Grant meurtrier ou bien Cary Grant bienfaiteur ? Hitchcock répond naturellement à la demande émotionnelle sans se soucier de la perception de chacun et en imposant ses propres règles de conteur.
Mais il ne peut y avoir de réelles interrogations sur la théorie du verre de lait que si elle s'oppose en termes reflexifs aux deux films précités. La maison du Docteur Edwards ou Spellbound joue sur le trouble de la réalité par symbologisme, par obstruction/altération de l'image issu de la mise en scène ou encore par effets de style expérimentaux à décrypter. Ainsi le verre de lait consommé au deuxième quart du métrage par Grégory Peck lors d'un échange, geste en apparence d'une extrême banalité, s'effectue en caméra subjective floutant son champ de vision puis révélant, à posteriori, la présence de bromure. C'est le fond du verre en amorce de plan qui occupe la plus grande partie du cadre et les imperfections de la transparence du contenant suffit à rendre les traits de l'interlocuteur incertains. L'idée est de faire germer dans l'esprit du spectateur la notion d'identification et d'inconfort sans faire pencher la balance dans le camp du bien ou du mal. Entrenu dans l'incertitude, une nouvelle perception s'impose à nous. Spellbound s'arroge une nouvelle analyse en sous texte susceptible de se connecter à un auditoire qui aura su capter la nature psychanalytique de l'oeuvre. Car aussi accessibles que soient les œuvres Hitchcockiennes dans leur globalité, Spellbound s'étoffe à mesure des visionnages d'effets quasi subliminaux qui lui confèrent cette aura brouillant les contours de la réalité du spectateur.
Le verre et son contenu deviennent un authentique "objet miroir" de l'intrigue. Ils symbolisent l'attachement et la confiance du couple Bergman/Grant dans Les Enchaînés, souligne l'ambiguïté de Grant dans Soupçons et nourrit l'image de la psychanalyse dans le Docteur Edwards. Mieux encore, dans ce dernier, il irradie sa notion de pertes de repères aux quatre coins de l'oeuvre, l'inertie des corps étant l'exemple parfait. Ainsi, au sein de l'hôpital psychiatrique, la doctoresse Constance Petersen (Ingrid Bergman) s'apprête à recevoir Mary Carmichael (Rondha Fleming) patiente sociopathe. Après une séance de séduction avec un infirmier, Mary se présente derrière la porte du cabinet. L'espace d'une poignée de secondes, ses jambes ne marchent plus mais glissent littéralement sur le parquet comme pour se libérer des lois de la physique. L'effet est transparent mais pas invisible. Hitchcock sait pertinemment qu'il sera finalement perçu dans le temps et que cette illustration inaugurera une série de portraits à commencer par Constance Petersen. Décrite comme une superbe forteresse imprenable aux frontières de la frigidité par ses homologues médecins, Petersen va pourtant trouver l'amour chez un usurpateur d'identité au passé trouble. La première étreinte avec le Docteur Edwards (Grégory Peck) a pour effet de faire sauter la carapace de la doctoresse. Dans la continuité du désir, se dresse le plan de multiples portes ouvertes dans un couloir infini. Edwards est la clef capable d'ouvrir le subconscient de Petersen et d'en effleurer l'âme. De son côté, dans un recoin de l'esprit du personnage incarné par Grégory Peck, les rêves -designés par Salvador Dali- serviront de fil conducteur à l'enquête. La représentation de l'oeil percé par une paire de ciseaux, d'un visage sans trait aucun et de symboles constituent l'interface de l'inconscient. Hitchcock a souvent mis en scène des espaces géographiques durant de longues fuites en avant. Ici, la poursuite est un leurre puisque l'espace mental constitue un domaine bien plus imposant qu'un périmètre extérieur filmé par une caméra. Le cerveau d'Edwards est la cartographie de la mémoire retrouvée et de l'honneur sauvegardée.
Dans un déterminisme qui ne ressemble qu'à lui, Hitchcock filme le suicide de son antagoniste par l'image mentale la plus rapide qui soit, un plan d'une seconde en Technicolor d'un rouge vif. Si vous croyez avoir vu Spellbound et d'en avoir tiré des conclusions hâtives, il est temps de gratter le tableau et d'en découvrir le sens caché. Le Docteur Edwards ou le premier palimpseste mental ?