CinéClub, école de cinéma. Le contexte est posé. Nous avions choisi ce film comme ouverture, sur la suggestion d'un membre qui avait prestement envie de le voir sur le grand écran de notre amphithéâtre, soutenu par un camarade de classe, grand fan de ce film (il l'a d'ailleurs testé dans un état secondaire, à son avis ça vaut le détour). Je me mets en quête, un peu tard il est vrai, d'un précieux DVD pour le projeter. J'ai cherché dans tout Rennes : à chaque fois, les quelques bacs qui le vendait avaient écoulés leurs stocks. C'est la première fois, donc, que je dois organiser une projection sur un téléchargement.
Lors de la projection, une quarantaine d'étudiants, excités par notre "chargé de communication", viennent regarder ce qu'ils pensaient comme un simple classique de la science-fiction. Faut dire aussi que les trois quarts de la salle connaissaient le nom de Jodoroski essentiellement pour son chef d’œuvre avorté "Dune". Mais même en connaissant "Topo", personne n'aurait pu être préparé à ça. Il est strictement impossible de se préparer à ça. On peut être prévenu autant qu'on veut, spolié un peu même, il demeurera un objet de fascination ininterrompu et une source inépuisable de surprises. La séance commença, sur les chapeaux de roues, avec un son relativement bas à cause de la qualité sonore du téléchargement (moduler tout ça sur des enceintes aussi grosses, je peux vous dire que c'est tendu). Pourtant, hormis quelques machouillages dégustatives à intervalles irréguliers, aucun son extérieur n'a perturbé le volume. Faut dire aussi qu'au niveau dialogues, il n'y a pas de quoi écrire une nouvelle. Tout est dans le visuel. Et quel visuel ! Des idées par plans, évoquant tantôt De Vinci, tantôt Dali, tantôt Caravage... Une mise en scène millimétrée, tout est calculé pour que notre esprit se sente interpellé à chaque instant. Du coup, tout le monde était à la fois dans la même situation, c'est-à-dire un état d'hypnotisation mêlé à une irréversible envie de détecter un semblant de compréhension dans cette espèce de danse imagée complètement folle, et en même temps personne ne recevait cet effet de la même manière : certains riaient de gêne lors des plans les plus ardus, d'autres ne cessaient de lever le sourcil, un tel ne pouvait absolument pas décoller les yeux de ce qu'il voyait, une telle cherchait un sens à tout cela durant toute la projection. Dans tous les cas, "La montagne sacrée" a été une expérience pour tous. Agréable ou désagréable, car nous maintenant constamment dans l'ignorance basique de ce que nous regardons, telle est la question individuelle. C'est ce que j'ai constaté en parlant avec le public, en sortant : certains n'ont vraiment pas apprécié de ne pas saisir le sens de ce qu'ils voyaient, surtout avec la fin, qui est digne d'un Dupieux se la jouant Laurent Gounelle. Cette fin n'a pas été forcément acceptée (moi j'ai adoré).
Immanquablement, bizarrement, j'ai immédiatement pensé à l’œuvre littéraire de Léo Ferré. S'il avait eu l'appui d'images, ses textes auraient eu les mêmes réactions divergentes. Alors, j'ai trouvé le terme qui sied au film : poème crypté. Il n’est pas FAIT pour que vous compreniez ce qu'il s'y passe. Et sincèrement, le faut-il ? Est-ce que ça n'empiète pas sur la beauté du film ? Ne vaut-il pas mieux ne pas avoir toutes les clés de ce film, et le savourer comme une énigme insoluble qui n'a que des réflexions psychédéliques à proposer ? Et, surtout, faut-il comprendre le portrait de l'Homme qu'il dresse, qui aurait la prétention de comprendre un tel monstre ? Le film, même si il n'est assurément pas modeste, ne propose pas de comprendre l'Homme, mais ses turpitudes, ses craintes, et essentiellement sa sensation d'abandon constante en ce monde qui le dénue de toutes compétences célestes. Et cela, qui a envie de comprendre d'où ça vient ?
Le film, évidemment, n'a laissé personne indifférent, et nous avons été fiers de l'avoir présenté en ouverture de la session 2018-2019 de notre CinéClub. Déjà parce que c'est un grand film (quoiqu'un peu long), ensuite parce qu'il sait mettre dans le bain. Et vous aussi, je vous invite à entrer en ce monde, où vous redevenez qu'un simple spectateur, et non plus un client d'un film. C'est, selon moi, un des rares messages clairs du film. Il nous invite à devenir la suprême ironie de nous-même. Et j'approuve.