Roger Thornhill ou le touriste malgré lui. Dans La Mort aux Trousses, l'Anglais Hitchcock flatte narquoisement le goût si américain du superlatif. On visite l'Hôtel Plaza et le siège des Nations Unies ; on prend le "Twentieth Century" qui menait de New York à Chicago ; on admire le saisissant contraste entre la verticalité monumentale du Mont Rushmore et la platitude poudreuse de la route d'Indianapolis. On jouit du privilège de pénétrer dans la réplique d’un ouvrage célèbre de l'architecture contemporaine : la maison sur la cascade de Frank Lloyd Wright. On entre aussi dans un tunnel avec pour Madone des sleepings l’une des plus belles et enivrantes blondes hitchcockiennes, Eva Marie Saint, en l'honneur de qui semble avoir été inventée la métaphore pétrarquiste du feu qui brûle sous la glace. À travers le parcours géographique du héros, le film s’offre comme une superbe déclaration d'amour à l'Amérique, celle du Midwest, des cafétérias et des diners, des aéroports et des halls d'hôtels désuets. Comme l’indiquent le générique fléché de Saul Bass et le titre original emprunté à Hamlet, il s’agit d’un film-grille fait pour déchiffrer le pays-continent. Mais également d’une œuvre née de la Guerre froide au moment où s'amorce la Détente ; aussi le conflit idéologique y est-il montré sous un jour légèrement moqueur mais tout à fait crédible. Tandis qu'on tremble d'être protégé par les siens, ni tendres ni efficaces, l'ennemi, cinquième colonne fondue dans les tweeds et les alcools de l'establishment, ne manque pas d'allure : c’est James Mason, port distingué et charisme machiavélique, dont l’âme damnée a les traits inquiétants de Martin Landau, et qui offre au proverbial antagoniste hitchcockien son sens naturel des nuances et des ambigüités. Or, selon la maxime du gros Alfred, plus le méchant est réussi, plus le divertissement est bon. La Mort aux Trousses est mieux que bon : c’est l’un des films les plus parfaitement écrits et réalisés jamais conçus.


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L’argument est ludique comme un coup de dés. L’espace d’une seconde, un publiciste chaperonné par sa Gertrude oublie que celle-ci est invitée à une partie de bridge. Conséquence : l’équilibre des forces internationales se trouve bouleversé en fonction d’un imperturbable enchaînement de cause à effet, d’une nouvelle logique de multiplication. À la suite d’un malentendu, Roger Thornill perd en effet son identité — d’ailleurs toute relative : ne dit-il pas lui-même qu’il n’existe pas (le "O" de R.O.T.) ? Sa façon de chiper un taxi, grâce à un faux prétexte, le mène droit au péril et le contraint à sauter de véhicule en véhicule pour s’en approcher encore davantage. En devenant George Kaplan, être fictif créé par une organisation occulte parce qu’il est nécessaire à ses desseins, il va apprendre à ses dépens le rôle assigné à cet homme, et qu’il est chargé derechef d’interpréter. Tout l’enjeu du film réside précisément dans la reconquête par le personnage de la maîtrise de son destin, dans sa lutte à ne plus se réduire à une pâte malléable en équilibre, ou en déséquilibre, avec des masses et des volumes. Lui dont le métier consiste cyniquement à mentir et à faire tricher les semblants est forcé d’examiner la question du réel et la croyance qui l’accompagne. Il va devoir se battre pour le plus inaliénable des droits, à savoir être reconnu comme celui qu’il n’a jamais cessé d’être, Roger Thornhill. Sa trajectoire se déroule au cœur d’un univers totalement stratifié : mots de passe, intermédiaires (secrétaires, serveurs, contrôleurs, guichetiers), autorisations en tous genres, langages à double sens... Hitchcock fait un usage politique du genre. Tout agent secret qui se respecte sait bien que la meilleure façon de passer inaperçu est de se cacher au vu et au su de tous. Seule une société du contrôle qui a suffisamment stabilisé ses usages et ses codes peut accoucher de l’espionnage. Vandamm n’est pas pour rien le plus civilisé des hommes, ni Eve Kandall une parfaite femme du monde, douée d’une connaissance infaillible de ce qui se fait ou ne se fait pas, de la règle et du jeu et de ce qu’elle rend possible.


Rendu là, inutile de préciser que l’œuvre témoigne d’une puissance d’abstraction et d’une richesse théorique à peu près infinies. La Mort aux Trousses est pourtant dénué des torsions souterraines de Vertigo, c’est un film lumineux et lisse comme une carte postale. Calculs, fausses pistes, malentendus, coups de théâtre, manipulations, tromperies, quiproquos, méprises ont beau se succéder, tout est soumis à l’empire de la transparence. Le récit dessine une ligne droite, un sprint permanent, tout au long d’une route fortement balisée : de la Mère castratrice (beaucoup plus drôle que dans Psychose) à l’assimilation finale au Père (les grands visages de l’Amérique), Thornhill accomplit avec brio son voyage œdipien. New-York-Chicago, puis Chicago-New York, comme retour à la maison, mais avec Eve dans les bagages. Extrêmement rigoureux, le scénario éreinte les possibilités psychanalytiques au-delà des espérances, et montre à quel point les personnages se distribuent sur tout l’axe figuratif : le Père, c’est à la fois l’Absent, Townsend, Vandamm, le Professeur, Kaplan, Washington. Il se déplace en permanence parce qu’il est partout comme une instance omnisciente qui passe d’avatar en avatar pour surveiller le trajet de ce grand gamin de Roger. Le texte freudien étend ses rets dans tous les recoins pour que chaque motif s’insère dans le système symbolique. Le vertige de cet épuisement, qui est le fantasme de tout analyste, trouve ici un objet clôturé, parfaitement adapté à ce verrouillage. Comment voir le film sans suivre pas à pas le circuit à la manière d’une visite guidée ? Comment perdre le Nord et faire zigzaguer les plans selon le sens insensé du "north by northwest" (le northwest, c’est ça : l’image débloquée) ?


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Peut-être en se fixant sur des détails obsessionnels qui accrochent le regard et éclipsent la fiction impeccablement huilée de La Mort aux Trousses. Par exemple un policier qui, sans raison apparente, trace une ligne blanche sur le sol. Le sujet plastique inverse alors le sujet dramatique : non pas la constitution d’un couple ni la sortie de l’Œdipe, mais la disparition sous toutes ses formes. Les variations sur ce thème défilent à toute allure : camouflage (lunettes noires à Grand Central, casquettes rouges à Chicago), évanouissement (scène du guichet à la gare), effacement (taches d’alcool sur le divan). Hitchcock dessine une espace taillé beaucoup trop grand où l’homme devient imperceptible, quand il n’est pas carrément intégré au décor. Lorsque Thornhill sort du car en rase campagne, un plan d’ensemble le fond dans le paysage. En grand formaliste, le réalisateur met en jeu une figure et un fond dans une composition à visée esthétique. Il combine les phases et les rythmes, bâtit une trame arithmétique où le poursuivi est en même temps poursuivant, où l’effet se confond avec la cause. Cette construction ne débouche en rien sur un cercle vicieux mais sur le mouvement perpétuel : la loi même du progrès. Ainsi Thornill, fuyant la police, poursuit Kaplan ; Kaplan est supposé suivre Vandamm, lequel se met en devoir de suivre Thornill ; Vandamm suit Eve, qui s’en va séduire Thornill ; le F.B.I. suit Thornill, qui poursuit Eve de ses avances ; celle-ci, qui appartient au F.B.I., surveille Vandamm, qui recherche Kaplan. À tous les niveaux, le film tend à l’axiome géométrique. Les matières utilisées sont le verre (baies vitrées de la cafétéria, palais de glaces de Vandamm), la roche (celle du Mont Rushmore) et la poussière (nuages projetés par le camion, sulfate pulvérisé par l’avion, qui font remonter la blancheur à la surface matricielle de l’écran). New York dicte la loi du film : labyrinthe de signes et sillons tortueux de stéréotypes aptes à construire la plus solide des architectures. Les lignes se disséminent discrètement (le bâtiment de l’ONU, le train, les arbres lors des retrouvailles de Roger et Eve). Et les personnages sont des mobiles lancés dans l’espace à grande vitesse (destination finale : Rapid City).


Reste Kaplan. Bien sûr, il n’existe pas. Hitchcock lui accorde pourtant un traitement de choix. Une case vide, certes, mais qu’il occupe comme un roi. Par trois fois, le cinéaste met en place des chaises vacantes, dressant une absence tellement obsédante que les autres sont pris dans sa force d’attraction. Qui est absent ? Ces chaises témoignent de la volonté du réalisateur de conserver une place pour le spectateur de la fiction ou, aussi bien, du désir de figurer malgré tout Kaplan. Lorsque Thornhill ivre, roulant des yeux comme Chaplin, s’aperçoit que sa voiture patine au-dessus du précipice, la plongée sur la falaise offre en amorce l’image d’une roue qui tourne avec frénésie. Mise en abîme du film : le dispositif montre sa bobine. Le suspense se joue aussi dans l'utilisation du point de vue, et il suffit d’étudier la légendaire séquence de l'embuscade en plein désert pour s'en rendre compte. Exploitant avec une virtuosité magistrale les potentialités des étendues ouvertes et de la lumière aveuglante (généralement antithétiques à la menace), Hitchcock fait briller comme jamais sa science du découpage. Il n’adopte pas une seule fois la perspective de l'avion, qui n'est montré que comme un monstre sans tête. Le pilote reste invisible pendant toute la séquence. Plus tard, lorsque Thornhill s'enfuit de sa chambre d'hôpital, la scène est filmée en un panoramique unique qui le saisit en train de sortir par la fenêtre, longer la corniche puis rentrer dans une autre chambre. Hitchcock refuse d’embrasser la vision du haut de l'immeuble, s'interdit toute image de la rue en profondeur, car filmer dès cet instant la sensation du vide consisterait à gaspiller les effets dramatiques de la scène finale. Rarement a-t-on vu un réalisateur jouer avec une telle maîtrise de la syntaxe du cinéma, ni témoigner d’une conscience aussi totale des touches qu’il active et des procédés qu’il emploie. Où et bien regarder, telle pourrait être une des leçons à tirer de La Mort aux Trousses.


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Pour Hitchcock, la mise en scène a tous les droits. Elle ne consiste pas à remplir l'écran mais à savoir comment percevoir ce qu'on met dans un plan. Cary Grant fixe imperturbablement l'avion qui fonce droit dans sa direction jusqu'au déclic, drôle et angoissant, où son regard pressent en même temps que le nôtre la nature du danger. Eve, grâce à un coup d’œil jeté distraitement sur un tapis, reconnaît la boîte d'allumettes et comprend du même coup que Roger est dans la pièce. La poésie de l’insert s’instrumentalise, se met au service du récit. L’image devient élément d’information, et le cheminement intellectuel du personnage rejoint celui du spectateur : ce qui se joue ici, c’est une intelligence en marche, mue par le sentiment qui lie deux êtres. Un vrai secret d’amoureux devient un moyen de communication mentale, presque télépathique, et les rapproche au sein d’un monde hostile et double. En découvrant avec Thornhill les initiales gravées dans le morceau de tissu, un temps d’arrêt est nécessaire pour relier ces trois lettres à une scène située au moins une heure plus tôt. Tout ce qui semble relever du détail gratuit est essentiel, et tout ce qui paraît fondamental (la statuette bourrée de microfilms) est en réalité sans importance. Chaque élément renvoie à l’admirable harmonie de l’ensemble. Vertigo ressemblait à un long soupir désespéré ; La Mort aux Trousses, tourné juste après, à une longue respiration. L’un, sublime mélodrame noir, tirait vers la mort ; l’autre, son reflet solaire, entraîne dans la vie, faite d’imprévus comme autant de merveilleux hasards, ceux qui rapprochent toujours les êtres qui s’aiment. Derrière les apparences grisantes d’un road movie palpitant, et sans jamais nuire au plaisir immense que la (re)découverte du film procure au premier degré, Hitchcock offre ainsi, à ceux qui veulent le voir, une réflexion métaphysique sur l’existence. Pour sceller leur union, Roger et Eve doivent vaincre des épreuves, déjouer des pièges, risquer leur vie et se mentir l’un à l’autre comme aux uns et aux autres. L’amour est à ce prix : une initiation commune et tourmentée, mais que le cinéaste traduit dans une allégresse constante, avec la légèreté d’une plume, et en recourant à toutes les séductions. D’où le dernier plan, clair comme de l’eau de roche, qui se réfère à l’ordre privilégié de l’expression où l’on peut reconnaître la relation de la sexualité et du langage : le mot d’esprit. C’est bien cette fausse désinvolture, cette intarissable prodigalité narrative et thématique qui expliquent la longévité du film auprès des spectateurs depuis sa sortie. Que coure à perdre haleine Cary Grant, dont la prestation ironique, aussi difficile à formaliser qu’aisée à dénoter, trouve la jonction idéale entre gratuité du jeu et gravité de l’enjeu ! Que retentisse toujours le fandango syncopé de Bernard Herrmann sur les gratte-ciels de Manhattan ! La Mort aux Trousses demeure l’exemple le plus achevé de ce "cinéma pur" tel que le définissait lui-même Hitchcock, et l’une de ces grandes œuvres d’apprentissage ouvrant la porte à la compréhension sensible d’un art.


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le 3 juil. 2012

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Thaddeus

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