Dans la génération des réalisateurs américains qui sont apparus au courant des années 70-80 via le cinéma fantastique (John Carpenter, Brian De Palma, Joe Dante, John Landis), David Cronenberg constitue un cas à part. D'abord parce qu'il n'est pas américain mais canadien : il vit à Toronto et y a tourné la plupart de ses films, volontairement décentré par rapport au système. Ensuite parce que sa relation au genre diffère radicalement des autres cités, loin de la virtuosité et de l'exercice de style, aussi brillant soit-il. Là où les tenants du post-modernisme estiment qu'il n'y a de fantastique qu'à travers la réalité cinématographique (ses images passées, présentes et à venir), lui pense et fait tout le contraire : la matière de son œuvre, c'est la vie même (les aventures de l'humain, le corps, la biologie, la médecine), les angoisses de l'homme ordinaire exprimées sur pellicule. C'est pourquoi il faut le prendre très au sérieux lorsqu'il déclare que ses ouvrages sont autobiographiques. Chacun d’eux donne le sentiment d'être un morceau inquiet de son journal filmé, un récit à la première personne, en état d’urgence. Chromosome 3 a été conçu alors que sa femme était enceinte ; Dead Zone était son autoportrait à la suite du contrecoup subi par Vidéodrome (besoin d’isolement, refus de céder à la pression du savoir-faire et aux effets spéciaux). Chez Cronenberg, la nécessité du passage au film relève de l'analyse, d'un mécanisme de transfert, et de ce point de vue La Mouche est également une histoire de téléportation : la transmission d'un objet ou d’un être vivant d'un point A à un point B, grâce à un ordinateur qui analyse les données, les enregistre et les reproduit. À cet égard, il s’agit peut-être de la première fiction à mettre en scène la nature et le mécanisme de l'image vidéo : ceux du corps filmé (les informations couchées sur bande magnétique) et reproduit point par point à raison d'un balayage de 625 lignes à la seconde. Le passage de l’original à son impression (le principe du cinéma), c'est aussi une substitution dont le cinéaste analyse la teneur : que s'est-il passé, qu'en reste-t-il ? Y a-t-il eu gain ou perte de réalité ? Questions sur lesquelles se fondait Vidéodrome, qui s’efforçait de décrire précisément l’intersection du regard humain et du regard mécanique (la télé), ce puits sans fonds des images fantômes, rêvées, incertaines. Pour Cronenberg, les voies du leurre analogique sont impénétrables. Mais le but avoué de celui que l’on considère depuis longtemps comme le grand-prêtre de "la chair dans tous ses états" est d’abord de montrer l’intolérable. Et à ce jeu, il fait mouche à chaque coup.
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Son long-métrage fait donc le récit d'une transformation, celle d'un homme en mouche. Il s’ouvre sur la rencontre d’une journaliste scientifique, Veronica, et d’un jeune et brillant inventeur, Seth Brundle, qui a mis au point un procédé révolutionnaire de désintégration puis de recomposition moléculaire en un autre point de l’espace. Le second démontre à la première la fiabilité de sa trouvaille avec un bas résille reconstitué maille par maille, suscite ainsi sa curiosité et favorise une collaboration qui, bien vite, dépasse le seul cadre professionnel. Il lui avoue cependant que ses recherches butent sur un problème majeur : son incapacité à réitérer l’opération sur les organismes vivants. Et il ne parvient à percer ce mystère que lorsque Veronica réveille sa sexualité si longtemps endormie. Leur union charnelle active en quelque sorte ses cellules grises : l’amour de la science exige le plaisir physique et vice versa. Après avoir enfin réalisé le test avec succès sur un babouin, il décide, dans un accès de jalousie amoureuse (et après quelques verres en trop), de franchir le pas à son tour. Mais une musca domestica pénètre à son insu dans la cabine ovoïde qui dissout et déstructure la matière. Il ne s’en aperçoit pas, si bien que la machine amalgame et recompose les deux corps en un seul, opérant leur fusion au niveau cellulaire. Apparemment sorti indemne de l’expérience, il ne s’inquiète pas outre mesure de sa force inopinément herculéenne, de son agilité simiesque, de son subit sentiment de supériorité ou de son goût soudain immodéré pour le sucre. Pourtant le ver est dans le fruit, le diptère est dans l’homme et va bientôt tout grignoter. Il y pousse, s’y développe, y prospère, y accomplit son inéluctable travail de sape. Un lent et irrémissible processus de métamorphose est en marche, déclenchant toutes sortes de dérèglements physiologiques. Ainsi du déversement d’enzymes gloutons, qui éclaire le peu ragoûtant mystère de la "goutte vomique" et pourrait s’expliquer comme suit : pas plus que les poules, les mouches n’ont de dents. Reclus dans son spacieux loft-laboratoire, le malheureux Seth devient petit à petit un être abominablement composite, un amas chaotique de plaies et de pustules, de fluides et de tissus en révolution, doté d'une énergie surhumaine et de besoins sexuels incontrôlables. On sent la texture flasque de la chair, le visqueux des fluides qu’elle dégorge, l’odeur de sa putréfaction. L’homme fond dans des teintes cramoisies inspirées de Francis Bacon.
La Mouche, c’est donc un peu La Belle et la Bête à l’envers, le prince charmant évoluant peu à peu vers l’insecte. Avec toutefois une pincée de Victor Hugo : cet homme-mouche ressemble et agit aussi tel un Quasimodo de l'ère électronique. Comme lui, il enlève sa dulcinée lorsqu’il s’aperçoit qu’elle veut se faire avorter de leur enfant — la pulsion animale du biologiste déformé veut protéger sa descendance. Le chromosome ailé rongeant le scientifique est un cancer qui le détruit, une gangrène qui le gagne inexorablement. Car ce n'est pas seulement à sa mutation corporelle qu’assiste l'idéaliste imprudent. Son caractère et son âme changent avec sa peau, tandis que Veronica ne se résigne pas à ne plus l'aimer. Jusqu'à quel point cet amour que l’on dit aveugle peut-il triompher de la répugnance et de l'épouvante ? Si Seth doit se séparer de Veronica, c’est au nom d’une régression fondamentale, plus grave encore que toutes les autres : l’instinct, qui rend la mouche dangereuse. Ses appétits s’avèrent irrépressibles, elle frappe et tue par caprice génétique. La progression avec laquelle Brundle passe du corps de Jeff Goldblum au maquillage (un masque qui le cache, à l'exception des yeux) puis à rien du tout (une "chose" à effets spéciaux) est admirablement orchestrée. On voit concrètement qu'il s’altère mais on sent jusqu'au bout la permanence du même, celle de l'être humain. Car Seth résiste pour maintenir coûte que coûte sa nature originelle. Cette lutte acharnée, perdue d'avance, apporte au film sa dimension somptueusement tragique, ses accents déchirants. Cronenberg en avait déjà décrit plus tôt le mécanisme, lorsque Veronica s'étonnait de voir Seth porter toujours un costume identique. Ce dernier lui avait alors répondu qu'il en change tous les jours mais en possède dix exemplaires. Résumé anticipé de ce qui sous-tend la trajectoire du personnage (constance, répétitions, différences visibles pour soi et imperceptibles pour l'autre) et de ce qui motive le cinéma de Cronenberg : la réversibilité du fond, de la surface, de la forme (l'entre-deux) et leurs croisements multiples.
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Le scénario de transformation débouche traditionnellement sur une insistante allégorie érectile : oreille qui se dresse, museau qui s'étire, pied qui s'allonge. Stratifié par l'éveil du désir dans l'imminence d'une satisfaction, il fonctionne à l'envers dans La Mouche, où devenir autre signifie contempler avec effroi, nostalgie et ironie ce qu'on a été : un agrégat d'organes distincts. Il y a ce moment très particulier, cocasse, triste et troublant à la fois, où Seth se regarde littéralement tomber en morceaux : les ongles, les doigts, les dents, les oreilles se détachent, comme les déchets d’une mue contre-nature. Se transformer, c'est perdre à vue d'œil ce qu'on est. C’est aussi se souvenir, ce qui génère un inconsolable regret, une nostalgie de l'enfance. Le héros ramasse ses lambeaux, les collectionne et les dépose amoureusement — tel un môme glissant une dent sous un oreiller — dans ce qu'il appelle son musée Brundle, celui de son propre corps. Cronenberg avait un temps pensé filmer Frankenstein, et La Mouche, de ce point de vue, est une esquisse de cette entreprise, là où le recollage peut, selon l'expression de William Burroughs (dont il adaptera quelques années plus tard Le Festin Nu), donner lieu à "un horrible simulacre de vie, une mauvaise copie bâclée à la va-vite, avec des fragments humains qu'on dirait brassés dans un chapeau et greffés au petit bonheur."
Habituellement, un tel postulat de métamorphose (de femme en léopard pour Tourneur, d'homme en loup-garou pour Landis et Dante) est le théâtre d'un enjeu (technique, fictionnel, esthétique) toujours renouvelé. Il constitue ce par quoi, avec de l'ancien, on essaie de faire du nouveau : colmater les ellipses d'antan (la transformation élidée) avec des trucages, le phénomène devenant un show, un spectacle en direct. Il est passionnant de voir comment Cronenberg, tant narrativement que plastiquement, reprend en quelque sorte le sujet à rebrousse-poil. Dans la progression dramatique qui découle de la mutation, il délaisse la vision en plan général pour le détail et l'approche pointilliste. Il ne retient que des indices de la dégradation, exposés de façon discontinue. D'une séquence à une autre, on passe à une nouvelle étape du processus, l’achèvement final étant le montage des différents stades, des différents plans qui l’ont précédé. Regarder Seth à un instant, c'est opérer un travail de la mémoire, voir ce qu'il est devenu par rapport à ce qu'il était auparavant, mesurer l'écart et ce qui s'est passé entre-temps. Dans la première partie, lorsque le héros est extérieurement humain mais déjà mouche en dedans, le réalisateur s'attache à capter les signes tangibles de cette présence cachée : son geste réflexe (saisir un insecte au vol), sa souplesse (les exercices de barre fixe), sa voracité (le sucre). Il ne filme pas le devenir-mouche mais le déjà-mouche, en tant que manifestation d’un état latent. Dans la deuxième partie, alors que Seth devient matériellement une mouche, Cronenberg saisit ce qui lui reste d'humain : les sentiments, cet autre invisible exprimé par le corps. Le film s'achève comme l’apothéose bouleversante d’un véritable mélodrame : séquence inoubliable que celle où la créature, en qui subsistent encore les souvenirs de l’homme qu’il était, pose le canon de l’arme sur sa tête monstrueuse et conjure la femme, en un regard suppliant, de mettre fin à ses souffrances.
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Avec cette fable de génétique-fiction douloureuse et tourmentée, Cronenberg se place ainsi entre l’acceptation ("j’ai été cela") et le refus (l’horreur du devenir). Il se demande où finit l’organe (celui du corps humain) et où commence l’organisme (celui de la mouche). Entre les deux, il navigue sur les rives incertaines de l’imagerie documentaire de type sciences naturelles (la vie des insectes, leur façon de se nourrir, comme dans l'ouverture de L'Âge d'Or de Luis Buñuel) et celles du cartésianisme médical. Avec lui, le physique devient métaphysique. Il pose cette question : pourquoi un steak ordinaire, passé à la poêle, est-il comestible tandis qu'un steak téléporté s'avère immangeable ? Il ne suffit pas de dire que l'un est vrai (la chair avant) et l’autre faux (la viande après), juste une image, une reproduction de steak. Il semble plutôt que cette distinction fonde l’illusion propre au cinéma : il y a des choses qu'on peut manger vraiment avec la bouche, et d'autres qu'on peut seulement consommer du regard. Déjà, Vidéodrome faisait le portrait d'un cinéphile vidéophage qui avait littéralement les yeux plus gros que le ventre. À sa façon, avec les instruments du genre, le réalisateur développe l’idée selon laquelle le corps n'est pas seulement un paysage mais aussi une usine. À l’intérieur, on travaille en cadence, on s’active au réassemblage, organe par organe, en vue d'un nouvel organisme. Mais avant tout, La Mouche file une métaphore saisissante sur l’exclusion aux autres et à soi-même, la terreur du délabrement, l’irréversibilité de la maladie. Solitude, honte et angoisse de celui qui en souffre. Désarroi infini de celle qui en est témoin et s’aperçoit qu’elle ne peut rien faire pour y remédier. Selon ses propres mots, l’auteur traite de sujets universels : notre mortalité, notre fragilité, la tragédie des pertes humaines. Il suscite conjointement notre peur et notre empathie, génère à la fois le dégoût et les larmes, remue en même temps l’estomac et le cœur. Il ne signe pas qu’un grand film d’horreur mais raconte aussi et surtout une magnifique histoire d'amour, à laquelle les superbes Jeff Goldblum et Geena Davis apportent un concours décisif : lui tour à tour vulnérable et déterminé, exalté et désemparé, elle sensible au point qu’on regrette que tant de réalisateurs l’ait si souvent cantonnée au registre comique dans lequel elle excelle par ailleurs. Leur détresse est la nôtre. Car tous les amateurs de cinéma fantastique le confirmeront : assister à la dégénérescence de Seth sous les yeux impuissants de Veronica constitue l’une des expériences les plus poignantes et compassionnelles que le genre ait jamais offert.
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