Au milieu des années soixante-dix, un film superbe, magnétique et fascinant de singularité jeta sur le cinéma australien un coup de projecteur inattendu : l’objet s’appelait Pique-nique à Hanging Rock, il était signé Peter Weir. On ignore si ce dernier avait vu Walkabout, sorti quatre ans plus tôt et tourné dans des conditions semi-hasardeuses. Pourtant les similitudes entre les deux œuvres sont frappantes. De l’évocation des rudesses primitives à celle des jeunes filles en fleurs, de la fausse opacité du montage au tempo méditatif, l’une comme l’autre favorisent une forme d’expérience mystique, contemplative, hyper-attentive aux éléments du relief, de la lumière, de la faune et de la flore. L’une comme l’autre partent des inquiétudes de l’incommunication contemporaine pour atteindre les interrogations les plus simples, la vie sur terre, la sensation d’inexistence, la perte des repères rationnels, la connexité retrouvée avec le cosmos. Entre fable des origines et lente hallucination psychédélique, Walkabout est le grand film fondateur de la page blanche sur laquelle s’est écrit l’imaginaire des temps premiers de cette production nationale. Au moment où il l’entreprend, Nicolas Roeg est reconnu comme l’un des plus brillants chefs-opérateurs du cinéma britannique, ayant notamment travaillé pour David Lean et François Truffaut. Il vient de co-réaliser avec Donald Cammell l’étonnant Performance, film-trip dont la modernité et l’audace narrative ne sont pas sans rappeler les recherches expérimentales d’Alain Resnais. Avec ce second long-métrage, il déroule une fiction incantatoire enclenchée par un évènement aussi impromptu qu’inexplicable : un homme qu’étouffe la prison d’une grande ville moderne emmène ses deux enfants pour un pique-nique dans l'outback australien. Épuisé par la chaleur écrasante, l’alcool et on ne sait quelle nervosité, il sort un revolver de la boîte à gants et se met soudain à le décharger furieusement sur l’adolescente et le petit garçon, qui s’enfuient, avant de retourner l’arme contre lui et de brûler avec sa voiture. Point de départ d’une odyssée à la fois extatique et angoissante, d’un exil momentané de la culture, d’un enchantement indéfinissable puisant dans la perversion des institutions du monde civilisé (la famille, le travail, l’école) une impulsion tragique qui en teindra chaque moment, si idyllique soit-il.


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Laissés à eux-mêmes dans cette contrée aréique et a priori inhospitalière, la grande sœur et le petit frère (on ne connaîtra jamais leurs prénoms) croisent bientôt le chemin d’un jeune Aborigène en plein walkabout, rite de passage à l’âge adulte par lequel les adolescents doivent parcourir le bush, guidés par des chants et des pétroglyphes. La rencontre entre les corps engoncés dans la serge des costumes et le mouvement fluide de leur guide de fortune n’est pas sans éveiller les échos du mythe rousseauiste. Mais Roeg a conscience des séismes que viennent de traverser les empires. Le film est tourné en pleine guerre du Vietnam, et les chasseurs de buffles que croisent les héros rappellent la puissance de feu du monde blanc. Rien n’est acquis, rien n’est permanent au long de la randonnée, à part peut-être les formations rocheuses que gravissent les citadins égarés dans le vain espoir de déterminer leur place ici-bas. Aux incursions agressives de l’industrie et de l’argent, le cinéaste répond par des séquences dont le panthéisme virginal annonce rien moins que les films-torrents de Terrence Malick. Chez ce dernier comme chez Roeg, la forme qui relie les images tient dans un geste essentiel : aller chercher des moyens de les joindre pour tenter de récupérer au cœur du narratif quelque chose d’intouché par la stricte narration. Les plans de paysages, d’animaux, de lumière et d’eau font coïncider ce qu’ils disent et ce qu’ils montrent, dans une identité tantôt curieuse, tantôt sidérante. Le ciel, le soleil, les échidnés, les squamates, les rocs, le sable cohabitent avec les protagonistes. La liquidité des fondus qui dissolvent ceux-ci endormis dans le décor invite à constater la présence symbiotique des êtres et des choses, à méditer ce rapport harmonieux par des contrepoints, des transitions, des liens polyphoniques, des correspondances intuitives, des combinaisons grisantes de formes et de textures. En apparence, la ville s’oppose au désert. En réalité chacun porte l’autre en lui. Avec ses volumes, ses parcs, ses piscines, la cité recèle de beaux tableaux bucoliques. Presque toutes les parties de la nature exhibent non seulement le vivant mais souvent la trace de l’humain, ou se prêtent à la reconnaissance d’un cadre reconnu comme tel. Une musique concrète, un obsédant rythme de didgeridoo scandent les vues urbaines, tandis que des voix murmurées, un thème pastoral, des chœurs spirituels éclairent les passages désertiques comme chants d’innocence.


Fidèle à son habitude, Roeg use en maître du brouillage des durées, des incompatibilités et contrastes de l’espace, de l’élasticité du temps. Il concasse le récit linéaire, se joue des contraintes de la narration traditionnelle en recourant à de fulgurantes associations mentales, d’enivrantes émulsions sensorielles. Ainsi le montage parallèle entre le jeune aborigène tuant un kangourou au javelot et le boucher d’Adélaïde parant un gigot ou bridant un poulet renvoie-t-il à l’ouverture du film où l’on se retrouve dans le rôle d’Alice, sûre seulement d’être aux antipodes et assez gênée de devoir s’informer si le pays où les gens marchent sur la tête, "c’est la Nouvelle-Zélande ou l’Australie". On y voit un très petit garçon marcher entre les arbres d’un rêve fou mais pourvus d’écriteaux botaniques ; plans panoramiques semblables et surprenants, même mur de béton révélant tantôt une rue d’une grande banalité, tantôt l’horizon gris du désert, et enfin la Coccinelle du père géologue, avec laquelle il parcourt le continent pour le compte de compagnies minières. Bientôt le désert vire doucement du roux au rose sous les pattes menues des reptiles sans queue. Ceux-ci, comme le dragon d’eau, comme l’opossum familier, comme les oiseux bavards et curieux, ne se montreront jamais dangereux ni craintifs, et les deux enfants qui fuient la folie de leur géniteur avec les ustensiles du repas champêtre enveloppés dans une nappe d’organdi suivront une route hasardeuse et paisible. Le seul moment où la nature semble moins favorable est celui où dans la nuit l'arbre aux fruits rouges se dessèche de façon énigmatique et où la pellicule aquatique du claypan se tarit inexplicablement. Mais le passage dans les branches d'un serpent presque mythique est compensé au matin par l'arrivée de l’autochtone chaleureux et miséricordieux, sautillant avec des lézards pendus à la ceinture de son pagne, partageant avec ses compagnons de hasard les fruits de la chasse et de la cueillette. Au son de l'Hymnen de Stockhausen, tous trois continuent ensemble le chemin, les yeux de la jeune fille rivés aux fesses dénudées du garçon et ceux du petit frère perdus sur les ombres des chameaux de ses livres d'histoires.


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L'aborigène conduit ses protégés à un village de blancs, abandonné, dont la tristesse l'envahit au point qu'il mêle les rites d'initiation (la danse), de multiplication (les plumes) et de mort (le suicide) dans une frénésie de besoin sexuel et de solitude détachée des traditions tribales. Son acte fatal libère les jeunes occidentaux et révèle dans ce personnage autre chose que l'espèce d'extension aimable d'une nature incompréhensible que l'Anglaise semblait voir en lui. Une telle violence ne prend de sens que si elle renvoie à celle du père au début du film, et à celle des étrangers coupables de safaris, de pillages touristiques et autres fantaisies criminelles. Près de l'adaptation parfaite de la fille à peine atteinte par son aventure mais dont l'indestructibilité suscite une sorte d’admiration effarée, près de la discordance des Européens, chasseurs, météorologues ou animateurs de radio (son transistor ne quitte pas l’héroïne), on sent le déséquilibre combattu par des moyens désespérés. Et dans le walkabout de l'australien, il y a moins la balade du nomade (pourquoi aurait-il quitté sa tribu ?) ou du futur initié (rarement seul), qu’un authentique vagabondage. On pourrait aussi parler du Wandertrieb, de l'extraversion au moment de la puberté du mouvement originel d'agrippement à la mère, ou bien encore de la fugue, tolérée par les autorités, du natif qui ne supporte plus la vie dans le camp de la réserve, doublée ici d'un pèlerinage totémique. Paradoxalement, c'est celui qui est vu comme le "sauvage" qui fait un retour nécessaire aux habitudes traditionnelles de son peuple, et celle qui au premier abord semblait la plus déracinée qui sait s'adapter et utiliser toutes les situations sans jamais se laisser entamer. Cette marche errante, vue dans la mythologie australienne comme un coït, est aussi pour le jeune homme un songe diurne.


Vivre, mourir, se transformer. Traversé par des courants qui se croisent, s’affrontent, se contredisent sans jamais se neutraliser, le film investit les étapes de cet apprentissage avec une transparence enivrante. C’est en les franchissant que la fille est amenée à débrailler son uniforme d'écolière, à quitter son collant gris-perle et à marcher comme dans un conte à l’abri d’une ombrelle végétale (quelque Robinsonne princière) tandis que son petit frère raconte l'histoire du fils dont la mère ne parlait pas, sinon à elle-même (ils passent à ce moment sous des branches où sont perchés des perroquets blancs), tout cela sous l'indifférence apparente de leur éclaireur. Pourtant, immédiatement après, ce dernier couvre une paroi d'une magnifique peinture rupestre qui n'a pas pour lui fonction de communication mais de culte de stimulation de la reproduction des espèces représentées. La jeune fille dessine alors une maison dans une démarche qui illustre probablement la vision platonicienne du monde de l'aborigène, pour lequel l'idée existe avant l'objet et l'engendre. Il est curieux de cette jeune beauté à laquelle il choisit de faire une cour rituelle. Elle porte sur lui le regard du désir qui se reconnaît. La découverte physique et sentimentale des deux adolescents s'achève malgré tout en cruauté de l'incompatible, le jeune homme se donnant la mort parce qu'il comprend que sa princesse ne veut pas de lui, que son éducation la rend inconciliable. En un constat d'emprisonnement, chacun se voit soudain cerné par les limites d'un système de perception rétif au changement authentique. Le jeu autour des ramures de l'arbre blanc à l'écorce égratignée comme les cuisses de la jeune fille, la longue baignade baptismale dans un lac ombreux célèbrent la réconciliation avec le corps, sa liberté charnelle, les strophes d’une sensualité sans conscience et sans conséquence, le saisissement d'une touchante réalité érotique. Il faut à cet égard souligner comment, avec sa délicatesse juvénile, sa présence rêveuse, sa sensibilité fragile, Jenny Agutter insuffle au film une part essentielle de cette grâce mystérieuse dont il vibre de toutes parts.


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À peine effleurée par le trouble mortel, la jeune fille retourne au quotidien originel de son père dont la vision lui revient en retrouvant la route, au pays des mines abandonnées, quittant un lieu presque fantasmé de par l'invraisemblance des distances parcourues et la variété hallucinatoire des paysages traversés. Dans les vagues de sable beige et rouge, sur les à-pics glissants, entre les eucalyptus et les acacias, Nicolas Roeg rappelle deux qualités que le cinéma anglais a héritées de sa littérature : l'attention aux peuples qui furent colonisés, l'aisance en face du monde des enfants. Car Walkabout adopte d’abord le point de vue d’un enfant, avec son ouverture novice sur l’extérieur, son imaginaire qui divague en surimpression des explorateurs dans le désert. Précieux, il rappelle une aptitude à saisir et à exprimer des relations essentielles, pas encore abîmées par les désillusions ni enchaînées par la logique de la maturité. Un plan récurrent du mur de briques rouges sert de porte hypnotique au voyage, ouverte au grand ciel et au grand soleil. On y pénètre dans un espace sans mémoire. Pourtant tel montage alterné ou telle superposition laissent ressentir le périple comme déjà achevé. Ainsi le chevauchement du regard du garçon sur sa sœur dans la cascade fait-il éprouver la curiosité du moment et la sensation d'une métamorphose. Si aucun des instants de l'odyssée n'est pur, si tous sont entachés de préjugés qui recadrent la première fois de chaque découverte, la dernière séquence chante néanmoins son idéal, gauchi par le regret. Mariée et enfermée dans un quotidien bourgeois similaire à celui de sa mère au début, la jeune fille se souvient d'un éden qui jamais n'eut lieu, dans lequel les trois jeunes héros se prélassent et nagent nus. Beauté d’un paradis perdu mais dont, par la splendeur de ses images solarisées, sa poésie envoûtante à nulle autre pareille, sa perméabilité aux flux les plus secrets de l’univers, ce film ensorcelant semble avoir trouvé la clé.


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le 25 juin 2017

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