Mon premier est un objet perdu. Mon second est un savoir-faire. Mon troisième est un Sir. Mon tout est l’adaptation inspirée d’un roman de E.M. Forster, humaniste sceptique, libéral edwardien conquis par la péninsule indienne et par la sensualité vitaliste des musulmans qui devinrent ses amis et amants. L’objet perdu est l’Empire britannique, le savoir-faire est tout ce qui subsiste de la gloire et du prestige du cinéma anglais et le Sir s’appelle David Lean, "jolly old fellow" de soixante-dix-sept ans au palmarès plus qu’honorable (seize films lauréats de vingt-six Oscars en quarante-deux ans de carrière), ex-monteur le mieux payé de la profession, éminemment respecté par ses pairs, indéboulonnable statue du commandeur et géniteur d’une poignée de classiques consacrés (Le Pont de la Rivière Kwai, Lawrence d’Arabie, Le Docteur Jivago). Le tout est La Route des Indes, sorti quatorze ans après La Fille de Ryan, l’un des plus beaux opus de son auteur, mais dont l’injuste étrillage critique a longuement maintenu ce dernier à l’écart des plateaux. Il est si rarement donné de contempler une superproduction non américaine que l’on sait gré aux Anglais de faire parfois usage de grands moyens, de leur sérieux et de leur expertise (qui n’est pas mince) sur ce mélange d’éro et d’exotisme que fut aussi le Commonwealth. Lean ne manque pas de paradoxes. C’est un long-métrage modeste (l’indémodable Brève Rencontre) qui le fit connaître, mais ce sont des entreprises maousses qui le rendirent célèbre. Démiurge maniaque du moindre détail, qui croit au script parfait autant qu’en la toute-puissance des images, il ne nourrit pas d’illusions exagérées sur la condition humaine. Chacun de ses films dépeint l’emprise d’un carcan social dont un personnage tente courageusement de s’émanciper, happé par la passion d’être un autre, et régulièrement renvoyé à la case départ. C’était déjà tout le pathétique de Brève Rencontre, comme le thème dickensien des Grandes Espérances. Puis ce fut la valse des badernes au bord de la rivière Kwai, l’ensablement du petit colonel arabophile et ici la faune écartelée de La Route des Indes.


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À Chandrapore, la société anglaise "in control" vit avec ses rites, figée, fière, obtusément coloniale. Un séjour de six mois suffit à dépouiller ses membres de toute curiosité intellectuelle à l’endroit des traditions locales. Ces jean-foutre arrogants en prennent pour leur grade (souvent élevé), mais la polémique ne gâche en rien le spectacle du thé sous les banyans, accompagné des inévitables sandwichs au concombre. L’Inde, quant à elle, est travaillée par le nationalisme et sait une chose : dès lors que l’homme sort du rang, c’est le revers assuré. Mais ce monde ignore que sa vérité réside peut-être dans de telles catastrophes. Forster, lui, s’en est douté. Entre les deux sphères existe donc une zone trouble, un no man’s land, a fortiori un no woman’s land où, nolens volens, évoluent quelques cobayes. Conscients comme Fielding, l’enseignant anticonformiste qui, presque renié par les siens, s’intéresse à ce pays qu’il aime. Ou bien naïves comme ces deux femmes dont l’arrivée embraye la fiction : Miss Adela Quested, venue rendre visite à son fiancé, magistrat pète-sec en poste, et la mère de celui-ci, Mrs Moore. Elles sont en quelque sorte les pionnières chics de ce qui deviendra le tourisme de masse, celui de la génération hippisante prête à pénétrer, sac sur le dos, les arcanes d’une spiritualité perdue pour l’Occident, à la recherche d’un Sauveur-Maharishi ou Sri Chinmoy, avec une soif d’absolu qui se termine souvent en trip artificiel. S’ennuyant dans le cérémonial des clubs très british où on les enferme, elles s’entêtent à découvrir l’Inde chatoyante et mystérieuse, la vraie et non la pacotille qu’on leur présente. Le hasard fait se rencontrer entre chien et loup, dans une mosquée trempée de lune, Mrs Moore et un médecin indien, expansif et idéaliste, le docteur Aziz. Une amitié naît. Le jeune homme va jusqu’à se ruiner (ou quasi) pour organiser une excursion dans les fameuses grottes de Marabar. Tâche ardue, pari risqué car là-bas tout tourne au vinaigre. Adela est retrouvée contusionnée, égratignée, en état de choc. Revenue à elle, elle accuse Aziz d’avoir voulu la violer. Un procès s'ensuit où les positions se cristallisent : la communauté anglaise fait bloc derrière la première, les Indiens se retrouvent solidaires autour du second.


Dans l’organisation du récit, Fielding intervient lorsque tous les aspects négatifs de la colonisation britannique ont été exposés, développés et menés à terme au travers de l’expédition. Hypocrisie, racisme, incompétence des administrateurs locaux, puérilité inconsciente de la curiosité d’Adela, de nature sexuelle ; et puis le mystère fondateur d’une civilisation liée à des forces telluriques et dont il semble qu’il suffise de gratter la surface pour qu’explose la haine de l’occupant. En retrait par rapport aux passions de l’un et l’autre camp, le directeur du collège comprend l’Inde et ses habitants, avec certains desquels il entretient des liens d’amitié, autant qu’un Occidental puisse le faire. C’est à lui qu’incombe, après le conflit, d’activer le principe de réconciliation. Aziz, suspecté à tort, devient alors une sorte de héros politique et emblématise le basculement de l’Inde moderne dans un sentiment collectif de fierté nationale. Il est vain de comparer l’incomparable, et on ne s’y risquerait pas si n’éclataient maintes correspondances entre La Maison et le Monde, superbe adaptation de Tagore par Satyajit Ray, et La Route des Indes : à peu de choses près la même époque, respectivement 1905 et 1924, dans un sous-continent en proie aux spasmes qui devaient conduire, en 1948, à l’indépendance, les relations privilégiées de deux hommes et la présence sensible et délicate de Victor Banerjee. Étrangement, quoi qu’elle n’y apparaisse qu’en toile de fond et, qu’intervertissant les rapports dominant-dominé d’Aziz et de son porte-parole Fielding en faveur du premier, Lean ait légèrement corrigé l’anticolonialisme farouche de Forster, c’est la peinture de Ray-Tagore qui demeure la plus ambiguë, la moins hostile à la présence britannique. Contrairement à Kipling, condottiere sans scrupules mais amant passionné, Forster ne comprit probablement pas que ce fardeau de l’homme blanc, les envahisseurs, aryens puis mongols, le portèrent bien avant les natifs d’Albion. Ils exercèrent à l’égard des autochtones dravidiens une violence et une volonté d’exclusion qui laissent loin derrière elles le noli me tangere anglo-saxon.


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Car si l’impérialisme anglais est par essence xénophobe, c’est via la Grande-Bretagne qu’a transité l’appétence européenne pour la pensée, les arts et la culture asiatiques. L’étude de cette dialectique, ses contradictions, ses aberrations, mais aussi sa part d’absolu, constituent le sujet central du cinéma leanien. Comme son thème visuel est la relation entre l’humidité verdoyante du bocage britannique, sa dimension miniature et sa brume protectrice, entièrement à la mesure de l’homme, et les excès démesurés de l’Orient. Excès de la chaleur (le soleil de Lawrence d’Arabie), du vide (le désert dans le même film), du froid (la maison du Docteur Jivago), de la luxuriance (la forêt du Pont de la Rivière Kwai, les paysages et l’immensité suggérée, omniprésente, de La Route des Indes). Tout se définit en rapport à l’Angleterre, donnée comme jauge de la raison. Les ouvrages précédemment adaptés de Pierre Boulle, T.E. Lawrence ou Boris Pasternak étaient des récits de guerre ou de révolution, des aventures d’hommes pris dans le tourbillon de l’Histoire, des textes narratifs où le souffle de la fiction domine, où le destin se fait exceptionnel. Une nuance fondamentale apparaît avec La Route des Indes, qui est d’abord un roman psychologique aux enjeux abstraits, gravitant autour d’un point aveugle, à la fois énigme littéraire et obscurité vertigineuse d’un continent ouvert, béant, inscrutable et indéterminable. Il n’y a rien dans les grottes de Marabar sinon un miroir qui fait se retrouver face à soi-même et renvoie la parole grâce à un écho profond, infini, tournoyant. Ce lieu est le centre de la toile d’araignée où est irrésistiblement attirée Adela et où se joue la nature même de l’Inde, ses foules grouillantes et hystériques, sa capacité à révéler l’inclination vers l’absurde, l’irrationnel que chacun porte en lui. Autant que les images et l’ordre dans lequel elles sont exposées aient une signification, le docteur est innocent et la seule terreur qu’ait fuie Adela est celle de son propre désir.


Tout le charme du style de Lean tient dans sa fascination pour des horizons lointains et finalement impénétrables. Plan large d’un train serpentant au loin dans la plaine, silhouette en contre-jour sur la lumière bronzée du crépuscule. Expérience physique de l’éléphant gravissant docilement et lourdement la montagne, tandis qu’Aziz dans le palanquin s’adresse à Adela avec l’hospitalité orgueilleuse d’un prince mongol. Découverte d’un temple en ruines enfoui sous la végétation, et dont la statuaire érotique couverte de plantes grimpantes, gardée par des singes baragouinant, plonge le visiteur dans un climat aussi angoissant que magique. Audace et pertinence du montage lorsque les deux femmes, séparées matériellement, sont unies spirituellement au moment même de leur ultime crise individuelle : les scènes de tribunal pour Adela, le voyage de retour de Mrs Moore, interrompu par sa mort et l’immersion de sa dépouille. La force de cette simple juxtaposition atteste d’une économie consommée des silences et des ellipses. Comment la friction de deux mondes incompatibles ranimera les feux de la haine et de la colère qui ne s’éteindront qu’après la décolonisation, c’est presque un pèlerinage culturel de le découvrir. Comment la jeune Anglaise, curieuse d’une atmosphère qui l’envoûte et l’effraie, en fera peser le poids sur l’Indien, c’est la clé de l’histoire. Devant le scintillement des étoiles, avec à ses pieds le tapis argenté du bassin, Mrs Moore reconnaît l’évidence de l’existence de Dieu et sent que l’univers est tout empreint de sa majesté. Plus tard, dans les ténèbres claustrophobiques de la grotte, le sentiment contraire est tout aussi manifeste que les cieux sont vides et dénués de sens. Que l’on soutienne simultanément les deux opinions témoigne de la richesse et de l’équilibre atteints par cette spéculation métaphysique. Elle traduit aussi la constance d’un cinéaste qui, à travers son dernier film, jetait rétrospectivement une nouvelle lumière sur toute son œuvre passée.


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Thaddeus
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le 16 juin 2024

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