C'est le film qui a secoué l'Allemagne : nommé aux Oscars, La Salle des profs est à voir au cinéma.
Voilà ce que je lisais mercredi dernier, jour de sortie, pour parler de ce film d'Ilker Çatak qui, au vu de son affiche et de sa bande annonce, n'avait clairement pas attiré mon attention (et c'est un euphémisme).
Seulement voilà, manifestement, le film fait sensation.
D'un côté, on a 20 minutes qui annonce que « ce film allemand glaçant a de quoi créer la surprise aux Oscars malgré de solides concurrents pour le trophée ». (Bon, après, vous allez me dire : « ce n'est que 20 minutes » et vous n'auriez pas totalement tort.)
De l'autre, on a Libération qui parle « d'énorme réputation en festival » et de « récompenses en pagaille », allant jusqu'à risquer la comparaison : « un CV d’élève surdoué qui n’a pas grand-chose à envier à celui d’Anatomie d’une chute – exemple pas vraiment pris au hasard, les deux films partageant un vague air de famille. »
Comme quoi on ne vit vraiment pas dans le même monde, AlloCiné, 20 minutes, Libé, les Oscars et moi.
Eux vivent dans un monde où Anatomie d'une chute et cette Salle des profs sont des « récits tentaculaires », partageant le « même goût pour le vertige, le chaos, [et] l’impossible vérité. »
Moi je vis dans un monde dans lequel ce film serait, au mieux quelconque voire insignifiant, au pire boiteux et stupide.
Deux mondes irrémédiablement étrangers donc. Et pourtant une seule et même réalité qu'il faut bien se partager.
Ce film concourt donc aux Oscars du meilleur film étranger et bouleverse l'Allemagne...
Laissez-moi soupirer.
Pourquoi soupirer, me demanderiez-vous ?
Eh bien déjà parce que, dans mon monde, une salle de classe, ça ne ressemble pas à ça.
Je veux bien que l'Allemagne ne soit pas la France mais – tout de même – un gosse ça reste un gosse et une classe ça reste une classe. Or, le premier échec de ce film, c'est déjà le rendu totalement artificiel des cours auxquels on assiste.
Et si je suis encore prêt à croire que, dans le système scolaire d'outre-Rhin, un prof de maths puisse être amené à être aussi prof d'éducation physique et qu'abandonner régulièrement sa classe en plein cours est une pratique courante, autorisée et absolument sans risque (sarcasme), j'ai par contre beaucoup plus de mal avec ce sentiment de fausseté générale qui se dégage des personnages, des groupes et des situations.
Alors soit, je suis OK avec l'idée qu'un film ne soit pas nécessairement une reproduction fidèle, renseignée et sourcée du réel, mais j'aimerais bien qu'a minima la situation qui nous soit posée ait un peu de sens et de cohérence, histoire d'être crédible.
Là, on se retrouve dès le départ avec un groupe classe qui se mène à la baguette, avec une incroyable discipline, mais en parallèle de ça, on va se retrouver avec des actes d'insubordination, d'irrespect, voire de fronde collective absolument sidérants, et cela mené pourtant par exactement les mêmes élèves.
Mais franchement, où est la cohérence ?
Et puis d'ailleurs, c'est quoi la tranche d'âge concernée ? On les gère comme des primaires, mais au journal de l'établissement tout le monde a l'air d'avoir le physique et l'assurance d'élèves de 16 à 18 ans.
Et puis c'est quoi ces cours où on fait à la fois des maths, des exposés sur Copernic, et du team building en classe inversée où les élèves doivent déterminer par eux-mêmes des manières de se tenir par la main ?
C'est vraiment ça l'enseignement niveau 5e en Allemagne ?
Rien que ça – rien que cette base-là – je n'y crois pas.
Et même si – encore une fois – je n'appelle pas à sombrer dans une logique pseudo-documentariste, qu'au moins on prenne la peine de se rancarder deux secondes sur le sujet qu'on entende traiter, surtout si on se décide à adopter – comme c'est le cas ici – une approche quasi-naturaliste, caméra au poing.
C'est terrible mais voilà encore un film qui entend parler d'école mais pour lequel l'auteur n'a manifestement pas estimé nécessaire de vérifier ce qu'elle était vraiment avant de la représenter.
Parce que bon, au fond, on sait tous ce que c'est l'école, hein, n'est-ce pas ?
Et, bien évidemment, le gros problème qu'il y a avec ce film, c'est que cette impression de fausseté est généralisée à tout, y compris aux ressorts de l'intrigue.
C'est bien simple, dans cette Salle des profs, il n'y a pas une seule parole, réaction ou prise de décision qui relève d'un minimum de logique et de bon sens. Tout le monde prend systématiquement les mauvaises décisions et réagit de manière totalement inadaptée au problèmes qui se posent à eux.
L'enchaînement est tel que c'en deviendrait presque un festival !
Tiens, par exemple : Clara surprend deux élèves dispensés de sport sortir du gymnase sans autorisation. Surprise en sus : l'une des élèves en faute a un briquet en main !
Que va faire Clara ? Comment réagirait, en telle situation, un prof normalement constitué ?
Anna va-t-elle signaler l'incident ? Prévenir les parents ?
Réponse :
Non. Elle passe un pacte avec l'élève concernée. « Si tu ne sors plus sans autorisation, alors je ne dirai rien à tes parents et te rendrai ton briquet. (!) »
Autre moment, autre exemple : Clara surprend une collègue piquer dans la tirelire de l'amicale en pleine salle des profs ! (Oui ! Rien que ça !)
Que fait-elle ? Est-ce qu'elle va l'interpeller en mode : « Eh oh ! Putain Brigitte ! Mais tu te permets quoi là ?! »
Réponse :
Non. Clara ne fera rien de tout ça. Elle se taira. Mais par contre elle va établir un plan totalement tordu à base de guet-apens filmé avec son ordinateur, parce que oui, ça, pour Clara, ça a du sens. Elle sait qu'il y a des vols dans la salle des profs, donc elle laisse un ordi portable trainer pour filmer le voleur. Mais CHAMPIONNE la meuf !
Allez. Un dernier pour la route ?
Lors d'une réunion parents-professeurs, des parents prennent Clara à partie par rapport à des rumeurs colportées. Une mère, elle-même collègue au passage, mise à pied de surcroît, renchérit pour la diffamer.
Que va faire Clara ? Va-t-elle rappeler chacun à une posture de raison ? Donner l'exemple en affichant calme et discipline, notamment en signifiant habilement devant l'assemblée le statut actuel de la collègue qui la calomnie ? Signalera-t-elle l'incident à sa direction ?! La direction fera-t-elle une communication à ce sujet pour soutenir sa collègue ?
NON !
(Oh pardon, j'ai oublié la bande spoiler.)
Réponse :
Mais putain de NON quoi !
Et des situations comme celles-là, dans ce film, il y en a des tas !
Un gamin triche en classe et manque de respect à l'enseignante, un autre appelle à scander le nom d'un camarade de classe en opposition frontale à sa prof, un troisième se pointe en cours alors qu'il est exclu, des allégations diffamatoires sont tenues dans le journal de l'école – il y a même jusqu'à un gamin qui vole et violente une prof pendant son cours ! – et jamais une seule fois la solution la plus évidente et la plus simple ne sera prise !
A chaque fois les personnels, les parents et les enfants prennent mécaniquement les choix les moins censés pour permettre à l'intrigue de s'épaissir et de s'envenimer.
A ce tarif là, moi aussi je peux t'en écrire des brûlots sur l'école, la société et tout le tralala !
Dans mon monde, ça, ça s'appelle de écriture forcée, de l'intrigue invraisemblable, du sensationnalisme bas du front...
...Mais donc, visiblement, dans un autre monde, des gens valident ces procédés-là et les trouvent géniaux. Ils semblent même croire que ce que raconte ce film est une peinture réaliste des problématiques sociales du moment.
Moi je trouve ça sidérant.
En amorce de cette critique, on a pu voir que Libération faisait un lien qui lui semblait évident entre Anatomie d'une chute et cette Salle des profs. A dire vrai ils n'ont pas été les seuls. C'est une comparaison que j'ai beaucoup vue, et à chaque fois appuyée sur les mêmes éléments : le spectateur est maintenu dans l'incertitude de la vérité, les mœurs complexes de la société moderne sont mises en lumière, l'ère du jugement hâtif, des présupposés et des réflexes discriminants, etc.
Pourtant, de mon côté, ce qui m'a surtout sauté aux yeux comme point commun entre ces deux films – parce que oui, je pense que le rapprochement n'est pas impertinent – c'est de constater à quel point ces deux films révèlent en fait malgré eux quelque chose de véritablement signifiant de leur époque, mais dans les deux cas au dépend évident de leurs auteurs respectifs.
C'était la toxicité de la culture libérale bourgeoise dans le film de Justine Triet, et dans le cas de cette Salle des profs c'est la vulnérabilité évidente du modèle social prôné par cette même bourgeoisie libérale. J'aurais même tendance à préciser dans ce deuxième cas : de cette bourgeoisie libérale et libertaire.
Dans ce film aux situations parfois invraisemblables, personne ne sait faire acte d'autorité.
On ne sait pas acter une faute et, si nécessaire, sanctionner.
Il faut toujours le consentement de l'autre, négocier, gérer ses émotions.
Ainsi, dans ce film on peut diffamer, voler, violenter, enfreindre les règles à tout va sans que jamais on ne s'en réfère au droit, aux preuves, à la loi.
De là émergent des adultes irresponsables, susceptibles d'être mis en PLS en seulement trois minutes. Et à côté d'eux, on brosse le portrait d'enfants inquisiteurs et tyrans face auxquels la société ne peut que se plier.
Non mais c'est vraiment comme ça qu'Ilkan Çatal et tous ses thuriféraires voient vraiment les problématiques de l'école d'aujourd'hui ?
Mais juste ça, ça dit encore une fois tellement TOUT.
Alors, bien évidemment, il serait tentant, arrivé à cette étape de votre lecture, de me reprocher de réduire l'intégralité de ma critique qu'au seul sujet et à la manière dont celui-ci est traité. Venant d'un type comme moi qui aime régulièrement ramener chaque film à ce qu'il a avant tout de cinématographique, ce serait peut-être y voir une preuve que je bâtis là tout un avis qu'à partir de cette seule question de la représentation qui y est faite de l'école, oubliant sciemment de parler de mise en scène, d'intrigue ou d'interprétation.
Pourquoi un tel silence de ma part si ce n'est parce que j'ai décidé d'avoir une approche biaisée de cette œuvre ?
Eh bien, pour être honnête, j'aurais aimé vous parler de tout ça, mais le problème avec cette Salle des profs c'est que, justement, le film ne donne rien à voir de particulier en termes de cinématographie ! C'est plat au possible. C'est du cinéma-sujet qui se contente de montrer et surligner, mais sans jamais rien suggérer.
Au moins Anatomie d'une chute avait pour lui de tenter des choses, de faire des choix forts, mais là c'est le néant total. Caméra au poing bébête et roule ma poule.
Il y a zéro subtilité, ni de sous-entendu là-dedans. Du banal démonstratif. Et même si on n'est pas au niveau de grossièreté d'un téléfilm de France Télévisions, ça reste malgré tout suffisamment appuyé pour que ça reste bête.
Et donc on encense ça.
Super.
Mais dans quel monde malade vit-on ?
Et encore une fois on ose nous faire le coup « ah mais décidément ! Encore un film qui fait le choix de ne pas révéler la vérité ! »
Mais les gens sont cons ou quoi ?
Il y a une veste. Du pognon qui disparaît. Une vidéo qui montre que la seule personne qui s'est approchée de la veste c'était Frau Kuhn ! Alors qu'est-ce qu'il leur faut de plus ?!
A-t-on trouvé d'autres personnes portant son chemisier ? Non.
A-t-elle été en mesure de justifier de sa présence près du gilet de Frau Novak ? Non plus.
Ah mais oui, attendez, c'est vrai : le doute est permis parce qu'on n'a pas retrouvé l'argent dans son porte-feuille ; ce même porte-feuille que la suspecte a tendu de son propre chef lors de sa convocation (parce que tu penses bien qu'elle n'aurait pas pu le planquer ailleurs.)
Et puis c'est vrai que la direction a été trop conne pour ne pas l'avoir mise en position de se dédire. Et bien sûr, dans une situation comme celle-là, on n'appelle pas les flics pour vérifier le bureau de Kuhn alors qu'on les fait débarquer pour rien dans ce bahut !
Alors, c'est sûr, avec une telle bande de bras cassés, tous les doutes sont permis, tiens !
Et à partir de là, on peut tout légitimer.
Oui, à partir de là, on peut se décider d'y voir un peu ce qu'on veut : un film sur les préjugés tenaces, sur la difficulté voire l'incapacité de juger.
Bah voyons...
Moi ce que je vois dans ce film, c'est surtout un monde qui ne sait plus ce que c'est un jugement, une preuve, une démonstration et surtout qui est totalement paumé sitôt s'agit-il de mener un raisonnement et de faire en sorte que ce raisonnement fasse autorité sur les émotions.
Si la Salle des profs est un film qui révèle quelque chose, c'est juste ça et rien d'autre.
Elle est révélatrice d'une classe sociale qui produit des films qui manifestent son incapacité à penser la raison et l'autorité de la raison.
Il n'y a pas de demi-mesure : soit c'est le laisser-aller du libéralisme libertaire, soit c'est le néo-fascisme du libéralisme autoritaire.
Et voilà qu'on nous dresse ce qui serait le constat de notre temps : « ah qu'il est dur de discerner la vérité dans notre époque ! »
Mon œil.
Le hasard a voulu qu'il y a de cela seulement quelques semaines, je surprenne une interview de François Bégaudeau – figure libertaire s'il en est – conspuer le respect. Il disait en somme qu'il trouvait absurde qu'on exige des élèves le respect ; qu'il ne croyait pas au respect.
Moi, quand j'ai entendu ça, j'avoue que j'ai un peu tiqué. Et la première chose que je me suis dite en entendant un propos pareil, ça a été de me demander « mais il faisait comment lui, quand il était prof, et qu'un gamin lui pourrissait son cours ? » Comment il gérait ses classes s'il ne croyait pas en la nécessité d'imposer le respect ?
Eh bah, avec la Salle des profs, j'ai un peu ma réponse.
Le personnage de Clara Nowak n'est certes pas une Bégaudeau dans la mesure où elle n'a pas son cynisme, mais elle l'est un peu dans la mesure où elle est empêtrée d'impensées à la con liées à des barrières morales évidentes.
Bégaudeau a dit dans son Histoire de la bêtise que ce qui le sidérait aujourd'hui dans la parole bourgeoise, c'était qu'elle n'était même plus appuyée sur de la pensée. De là en découlait de la parole réflexe, déconnectée de toute réflexion. De la parole devenue bête, rendant dès lors leurs auteurs tristes de fragilité et d'inconsistance.
C'est ce qu'est pour moi cette Salle des profs et les instances qui l'encensent : ils sont le résultat d'un monde qui ne sait plus voir ni penser les choses, même les plus élémentaires.
Rien ne va dans cette Salle des profs.
Les gamins ne sont pas des gamins. Les adultes ne sont pas adultes. Les cinéastes ne sont pas des cinéastes, ou du moins ils sont des cinéastes médiocres.
Mais on encense ça, encore et toujours.
Vous allez me dire : ce n'est pas la première fois qu'un film se retrouve mis en avant davantage pour ce qu'il dit plutôt que pour sa technique. Et oui, d'accord avec ça, le caractère politique a maintes fois prévalu sur le caractère artistique.
Seulement voilà, j'ai le sentiment qu'avant, au moins, on le savait. Quand Quentin Tarantino a attribué la Palme d'or à Fahrenheit 9/11, je pense qu'il avait parfaitement conscience qu'il avait décidé de faire prévaloir l'acte politique à la reconnaissance artistique. La grosse différence avec aujourd'hui, c'est que j'ai l'impression que, désormais, ils sont de moins en moins nombreux à ne serait-ce que savoir faire la distinction.
Voilà donc ce qu'est notre monde.
Qu'on le voie. Qu'on se le dise.
Et qu'on sache que s'il nous apparaît si immonde,
C'est surtout parce qu'il est l'histoire de notre bêtise.