Il y a un phénomène, que des sites comme SensCritique ne font qu’amplifier, qui consiste à nourrir des attentes démesurées pour un film. Cela commence généralement par un teasing léger : on découvre par hasard cette affiche plutôt jolie, ou ce titre assez intriguant. L’on note le film dans un coin et l’on passe à autre chose. Et puis l’on retombe dessus avec un peu plus d’expérience. Quelques noms au casting attirent l’attention, et l’on regarde la note générale du site, la note de ses chers éclaireurs – pourtant parfois extraordinairement exigeants. Des proches recommandent le film, le réalisateur est reconnu et touche, l’on commence à apprécier le genre, et le film s’impose peu à peu comme un visionnage nécessaire, indispensable. Le mal est fait, et l’on a plus qu’une hâte : s’installer devant cette merveille attendue, pleurer toutes les larmes de son corps (de joie, d’émotion), être transporté comme jamais, laisser la musique et le générique défiler de longues minutes devant nos yeux encore brillants avant de décerner un 10 cœur bien mérité et de vanter les mérites de ce chef d’œuvre immortel.


Et donc, bien souvent, la déception est cruelle, lorsqu’on espérait tant du film, et qu’il se révèle finalement sympathique, voir même objectivement très bon, mais loin du miracle espéré. Pire encore, l’on en vient à douter, et à se remettre en question : serait-on passé à côté de quelque chose ? La mort dans l’âme il faut finalement se résigner, le film n’était pas le chef d’œuvre annoncé, ou bien simplement il n’allait pas nous toucher. Fort heureusement, il n’y a pas de goût universel, il est tout à fait possible, et même parfois souhaitable, d’avoir un avis moins enthousiaste, voire contraire à la majorité.


Sur la période assez courte du genre du film noir classique, qui s’étend de 1941 (« The Maltese Falcon », de John Huston), à 1957, on considère généralement que « Touch of Evil » constitue le dernier représentant du genre. Réalisé par Orson Welles, il met en scène, outre le réalisateur lui-même, Charlton Heston, Janet Leigh et Marlene Dietrich.


À la bordure du Mexique, un américain de retour au pays explose avec sa voiture et sa stripteaseuse peu après avoir franchi la frontière. L’enquête est confiée à une légende locale de la police, le capitaine Hank Quinlan, un individu obèse, répugnant et clairement raciste, mais dont l’efficacité et l’intuition sont devenues légendaires.


Dans le même temps, une figure montante de la police mexicaine, l’inspecteur Vargas, chargé de lutter contre les narcotrafiquants et la corruption qui gangrène son pays, se retrouve mêlé à l’enquête, tout en étant régulièrement la cible de mafieux locaux qui veulent le discréditer pour l’empêcher de témoigner à un procès vital.


Le film est assez sombre (évidemment, c’est un film noir), et assez pessimiste sur la nature humaine. L’histoire d’enquête est assez vite expédiée et constitue davantage un prétexte pour exposer ce qui intéresse vraiment Orson Welles : la personnalité profonde et véritable des individus, l’opposition des caractères. On aura donc d’un côté un policier assez jeune, idéaliste et intègre, et de l’autre, un vieux briscard dont la réputation n’est plus à faire, à l’intuition quasi-infaillible, mais aux méthodes fort douteuses.


Il est intéressant de noter toutes les différences et similitudes entre Vargas et Quinlan, qui peuvent constituer à la fois deux approches radicalement opposées du métier de police et une évolution presque logique et désabusée de l’inspecteur qui a vu tant de crimes lugubres et atroces au cours de sa vie qu’il a perdu sa sensibilité et son éthique. Car si Quinlan apparaît comme un flic pourri, il est, dans le même temps, un enquêteur expérimenté et un homme acide qui n’a plus que son métier pour exister. Meurtri par les tragédies (blessure, meurtre de sa femme), blasé par l’inefficacité de l’administration et des bureaucrates, Quinlan n’agit que lorsqu’il est convaincu de la culpabilité de ses suspects… et son intuition est presqu’infaillible.


Leur métier est difficile, et l’on comprend très vite qu’il serait aisé pour Vargas de ‘passer de l’autre côté’ de la barrière, d’accepter la facilité comme Quinlan : plus qu’un adversaire, le gros bonhomme représente ce que l’inspecteur pourrait devenir s’il n’y prend garde (physiquement aussi, en fait ce film met également le spectateur en garde contre les dangers de l’alcool et de la malbouffe).


Le film est servi par une réalisation virtuose – pour autant que je puisse en juger, hein… Les éclairages et les ombres créent une belle ambiance, le final est d’une grande puissance, et, globalement c’est toujours très bien filmé, avec quelques plans sublimes.


On a un casting assez inégal. Orson Welles est remarquable, autant dans ses manières que sa posture, sa voix et sa façon d’occuper l’écran – ce qui n’est pas bien difficile, tant sa présence physique est écrasante par rapport à celle de ses compagnons de jeu (1.87 m, et probablement un bon quintal ici). Il y a Marlene Dietrich qui a un petit rôle, ce qui est un peu dommage car son personnage semblait vraiment très intéressant, et elle apporte un petit quelque chose d’un peu éthéré au film. À côté, Charlton Heston ne s’impose pas vraiment, et manque de charisme. Janet Leigh est super mignonne, devrait décidément éviter les motels interlopes, n’est pas gâtée par son rôle et s’en tire correctement. Le reste des seconds rôles conserve cette espèce d’irrégularité, avec des personnages intéressants, d’autres totalement insignifiants, et porte l’estocade finale avec l’un des bonshommes les plus insupportables que j’ai eu la malchance de croiser au cours de mes expériences cinématographiques. Cela dit, généralement, ça passe.


Pourquoi une note aussi basse alors ? La réponse tient sûrement dans mon paragraphe introductif : j’avais beaucoup trop d’attentes pour le film de Welles. Bien sûr, la réalisation est impeccable. Bien sûr, l’atmosphère de film noir est très bien rendue et est très chouette. Bien sûr, Orson crée et interprète un très bon personnage ici, et l’on échappe au piège du manichéisme. Il y a même Marlene Dietrich – même si je trouve que sa perruque brune ne lui va pas très bien… Globalement, le rythme est extraordinairement lent, le film tire en longueur et ce n’est pas toujours passionnant ou marquant. Le final est de très haute volée, mais ne réussit malheureusement pas à rattraper le reste du métrage, parfois un peu bancal. C’est finalement pour moi une assez grosse déception et croyez bien que j’en suis le premier désolé…

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le 16 juin 2015

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Aramis

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