Parfois, les idées les plus simples font naître les oeuvres les plus marquantes. Pour son premier long-métrage, le réalisateur néérlandais Michael Dudok de Wit revient au fondement du récit et du langage filmique pour raconter une histoire qui a tout d’une grande fable humaine.


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A l’origine de La Tortue Rouge, il y a une rencontre : celle entre Michael Dudok de Wit – cinéaste, scénariste et animateur néérlandais, auteur de cinq courts-métrages dont les mémorables Le poisson et le moine (1994) et Père et fille (2000) – et le légendaire studio d’animation japonais Ghibli. C’est en 2006 que le producteur Toshio Suzuki et le réalisateur Isao Takahata (Le Tombeau des Lucioles, Le Conte de la Princesse Kaguya…) contactent Dudok de Wit et, séduits par son travail sur Père et fille, lui proposent de réaliser un long-métrage sous l’égide du studio. Sur base d’une idée de départ, celle d’un homme échoué sur une île déserte, le réalisateur développe toute une trame, avec l’aide de la co-scénariste Pascale Ferran. Ghibli laisse à Dudok de Wit une grande liberté et se cantonne à un rôle de consultation.


C’est surtout Takahata qui sera déterminant dans le processus de création du film : ses conseils artistiques avisés, fruits d’une longue expérience dans le domaine de l’animation, permettent au cinéaste et à son équipe de peaufiner leur histoire de la meilleure des façons. Coproduit par deux sociétés de production françaises – Wild Bunch et Why Not Productions – et animé à Angoulême au sein du studio Prima Linea, La Tortue Rouge se situe à la jonction de différents savoirs-faire issus de tous horizons, une vraie collaboration internationale, et c’est peut-être de là qu’émane la portée si universelle de l’oeuvre.


Le synopsis du film pourrait être résumé en une phrase : un homme s’échoue sur une île déserte. Le spectateur ne saura jamais comment il se nomme, d’où il vient ou à quoi ressemblait sa vie avant les évènements du film. On ignore jusqu’à l’époque dans laquelle l’histoire prend place. La Tortue Rouge s’émancipe de toute volonté de contextualiser son récit, puisant avant tout son inspiration dans le modèle narratif du conte. L’œuvre du réalisateur néerlandais partage avec cette forme littéraire la volonté de raconter quelque chose d’universel, d’élargir son propos à l’ensemble de l’humanité.


En accord avec cette finalité, La Tortue Rouge prend le parti de renoncer au moindre dialogue. Le film est muet, dans le sens où ses personnages ne s’expriment jamais avec des mots mais uniquement par onomatopées, par gestes ou bien simplement par expression faciale. Ainsi, même la barrière de la langue est levée, accentuant encore la propension du long-métrage à s’adresser à tout individu sur Terre. Par ce choix, le film nous rappelle également la vertu première du cinéma, celle d’être un art visuel s’exprimant par le biais de l’image en mouvement.


La création de Dudok de Wit n’est pas la première au sein du monde de l’animation à effectuer cette démarche d’effacement du dialogue. Le Garçon et le monde (Alê Abreu, 2014) ou bien Shaun le Mouton (Richard Goleszowski et Mark Burton, 2015) ont marqué le paysage du film animé récent en utilisant l’absence de parole comme un atout plutôt que comme une limitation. Même un studio mainstream comme Pixar démontre, à travers ses innombrables courts-métrages ou encore des segments entiers de Wall-E et Là-Haut, que l’animation reste le domaine idéal de l’expression visuelle pure, affranchie de la nécessité du dialogue. Parmis ces différentes approches, celle de Dudok de Wit est sans doute la plus radicale et la plus cohérente avec le propos même de l’oeuvre.


En effet, si le film commence comme bon nombre d’histoires de survie en milieu hostile, la situation du naufragé apparaît rapidement non pas comme une fin en soi mais comme un prétexte narratif pour mettre l’homme (et par extension l’Homme) à nu. Le récit se construit comme une succession de tableaux, d’abord centrés sur la tentative du personnage principal de s’échapper de sa prison paradisiaque, puis se laissant progressivement pénétrer par la fantaisie, la rêverie et le surnaturel. De nouveaux personnages, sur lesquels il est préférable de garder la surprise, interviennent dans le fil narratif et transforment cette simple histoire de subsistance en véritable fable sur la vie.


Les étapes fondamentales de l’existence, comme la découverte, l’apprentissage, l’amour, la peur de perdre un être cher, l’émancipation ou encore le deuil, sont traversées et visitées au prisme de la thématique du retour à la nature. L’Homme est livré à lui-même et retrouve ce qu’il a d’essentiel, loin de toute civilisation, de toute organisation sociétale ou de toute technologie. Cette vision symbiotique de l’humain et de l’élément naturel est une autre marque de la collaboration avec Ghibli, le studio ayant toujours placé la question du rapport de notre espèce avec un monde l’entourant et le précédant au sommet des thématiques de ses productions. La volonté de retrouver l’essence de la force du langage filmique s’accompagne ainsi de celle de raconter la vie humaine dans ce qu’elle a de plus fondamental.


Animateur réputé, Dudok de Wit ne néglige jamais la forme de son long-métrage. La Tortue Rouge est animé et mis en scène avec une force à la hauteur de son propos. Collant avec sa volonté d’épure intégrale, le dessin du film fait le choix d’une grande simplicité. Ses décors restent discrets, sans fioritures et sans jamais verser dans la surdose esthétique, ils entourent les personnages mais sans jamais détourner l’attention. Quant au dessin des visages, il demeure minimaliste et évoque par plusieurs aspects le coup de crayon de Hergé et son emblématique Tintin. Il n’en faut pas plus pour donner au film tout l’impact émotionnel qu’il recherche : la peur, la colère, le regret, la compassion, l’amour, la quiétude… autant d’émotions palpables à l’écran grâce à une animation faciale simple mais évidente, qui rend aux états-d’âme des personnages toute leur puissance évocatrice.


Le film adopte un rythme relativement lent, très doux, comme pour accueillir le spectateur en son sein et progressivement l’acclimater à l’univers qui lui est présenté. L’ambiance est calme, berçante, en dehors d’un ou deux sursauts comme un spectaculaire déchaînement naturel intervenant à l’aube du troisième acte. Dudok de Wit s’autorise également quelques envolées oniriques qui, loin de parasiter la simplicité du récit, s’y intègrent naturellement au point que la différence entre rêve et réalité finit par ne plus importer. L’habillage musical complète idéalement le sens de l’image du réalisateur. La bande originale de Laurent Perez del Mar comporte quelques sublimes thèmes renforçant à merveille la poésie visuelle du film, mais a également l’intelligence de savoir s’effacer si nécessaire et de ne laisser à l’écoute que le bruit des vagues ou les crissements de la forêts.


Fruit d’expériences et de savoirs-faire de tous horizons, La Tortue Rouge est aussi la consécration d’un réalisateur hélas bien peu prolifique. Michael Dudok de Wit exploite toutes les possibilités du média de l’animation et en extrait sa forme d’expressivité la plus pure : l’image, la sensation, l’émotion. Par ce biais, il ne fait rien d’autre que de raconter la chose la plus évidente qui soit de la manière la plus évidente qui soit, sans détour ni esbroufe. Un film universel, dans tous les sens du terme.

Créée

le 25 oct. 2016

Critique lue 289 fois

Yayap

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