Dans l'Histoire du cinéma américain, il arrive parfois qu'un acteur passe derrière la caméra pour un seul et unique long-métrage qui s'avèrera être un IMMENSE film. Ce fut le cas de Charles Laughton en 1955 avec La Nuit Du Chasseur ou encore de Marlon Brando en 1961 avec La Vengeance Aux Deux Visages. Pourtant, ce dernier eut une production chaotique et faillit ne jamais voir le jour. Produit par Pennebaker Inc., société de Brando, One-Eyed Jacks (en V.O) est originellement un roman intitulé The Authentic Death of Hendry Jones, rédigé par Charles Neider et publié en 1956.
C'est d'abord le célèbre Rod Serling, créateur de la non moins célèbre série The Twilight Zone, qui se lance dans l'adaptation du roman de Neider, qui n'est autre qu'un traitement fictif de l'histoire de Billy the Kid, hors-la-loi abattu à l'âge de 21 ans par le shérif Pat Garrett en juillet 1881. Le projet de Serling se voyant rejeté par le producteur Frank P. Rosenberg, ce dernier offre le job à Sam Peckinpah. Entre temps, la société de Brando acquiert les droits du roman de Neider pour la modique somme de 40 000 $ et souhaite que Stanley Kubrick mette en scène cette variation introspective du parcours de Billy the Kid. Brando engage Calder Willingham pour réviser le script de Peckinpah et le renvoie pour finalement se tourner vers Guy Trosper. Le scénario achevé n'ayant plus vraiment d'analogie avec le roman de Neider, Kubrick jette l'éponge et claque la porte deux semaines avant le début du tournage. L'acteur Karl Malden ayant été engagé pour incarner l'antagoniste du récit, Brando lui demande de s'atteler à la réalisation. Face au refus de Malden, Brando prend alors l'initiative de mettre en scène ce drôle de projet qui a de grandes chances d'aller à vau-l’eau.
Trois hors-la-loi américains braquent une banque dans un village mexicain et se voient pourchassés par la milice locale. Tandis que le premier braqueur est abattu, les deux autres, Rio et Dad Longworth , parviennent à s'échapper. Parti chercher de l'aide, Longworth abandonne finalement son ami et détale avec le magot. Cerné de toutes parts, Rio est arrêté et incarcéré. Cinq ans plus tard, évadé, il n'a plus qu'une seule idée en tête : se venger de son ancien acolyte…
Sachant qu'il est très attendu au tournant par les critiques et les gens du métier, Marlon Brando prend son temps pour embellir son long-métrage. En lieu et place de trois mois de tournage, il en faudra six pour achever l'œuvre et le budget estimé à 4 millions $ se soldera à 6. Le montage, quant à lui, s'étalera sur plus de deux ans. Les prises de vue s'étant achevées à l'automne 1958, un premier montage de 5h30 voit le jour lors de l'hiver 1960 pour se voir finalement écourté à une durée de 2h20 lors de sa sortie en salles le 30 mars 1961.
En l'état, La Vengeance Aux Deux Visages surprend ses spectateurs. En mixant le classicisme des westerns hollywoodiens des années 1950 à une vision bien plus moderne qui édifiera le Nouvel Hollywood une décennie plus tard, Brando apporte un vent d'air frais au genre qui inspirera indéniablement le western européen en règle générale et Sergio Leone en particulier. Avec ses personnages d'anti-héros profondément humains, Brando dresse des portraits psychologiques réalistes et nettement moins conformes aux habituelles descriptions mentales du genre où le Bien prend incontestablement le pas sur le Mal. À l'instar du futur cinéma de Leone, tout est ici plus confus, sale, imprévisible et violent. Rio, le personnage incarné par Brando, est par ailleurs un sale type, tueur, voleur, menteur et manipulateur ordurier auprès de la gent féminine. L'anti-héros par excellence qui se verra trahi et que les spectateurs vont suivre dans son parcours vengeur où une forme de rédemption inattendue viendra éclairer son chemin.
Avec son casting en état de grâce, dont la formidable et touchante Pina Pellicer qui, malheureusement, se suicidera trois ans après la sortie du film, La Vengeance Aux Deux Visages est une œuvre esthétiquement sublime de par le perfectionnisme technique de son réalisateur. Hypnotique également lors des longues scènes au bord d'une plage perpétuellement rythmé par le ressac, symbolisant certainement les doutes du protagoniste et le début de sa rédemption. Dans un cadre enchanteur, la poussière, la sueur, la crasse et le sang transcendent ainsi les différentes facettes d'un homme qui n'aspire finalement qu'au développement de sa propre humanité sans en connaître la moindre maxime. Sans morale et sans aucune concession en la matière, Brando peint des portraits humains dans toute leur petitesse et leur grandeur où la lâcheté, la trahison, la vengeance, la manipulation et les mensonges s'adjoignent à la générosité, au courage, à la bienveillance et à l'amour. Le yin et le yang propre à l'être humain qui se voit pertinemment ici analysé par un Brando au sommet de son talent. Sacré film !