Dernièrement, un de mes remarquables éclaireurs expliquait à sa manière (un peu gauche mais on ne peut pas lui en vouloir, l'ami est sudiste mais je l'aime quand même) ce sentiment diffus qui nous étreint, quelques jours après avoir vu un film, et que nous taraudent encore les images, qu'une musique nous obsède au point de résonner encore parfois aussi, un angle qui nous chatouille, une réplique qui claque trop proprement pour sombrer dans l'oubli . Comme si tout ça avait pris place dans notre imaginaire de voyageurs immobiles et que ça ne voulait plus nous lâcher (déjà là, je le dis mieux que lui, c'est pour dire).
Il parlait de ces quelques précieux moments où une ou deux scènes qui nous ont marqué flottent encore et distillent leur saveur et ce, sans qu'on n'y puisse rien.
Le film qui me fait ça en ce moment, c'est "La Ville Abandonnée" de William Augustus Wellman. Un type et un film remarquables à plus d'un titre.
Western sec à la narration fulgurante, c'est un film étonnant, crépusculaire, perdu à une époque où l'ordure, l'anti-héros pas rasé qui pue le coyote, n'était pas encore l'abonné d'un cinéma américain occupé à glorifier un passé récent, sinon en éternel méchant, contrepoint nécessaire à la glorification d'un héros qui sent l'eau de Cologne, aux caleçons longs si propres que tu pourrais manger dedans.
Ici, il n'est pas tout seul car Wellman, à l'image de son chef d'oeuvre absolu "The Ox-Bow Incident", s'intéresse à un groupe d'hommes aux règles plus ou moins bestiales qui régissent son fonctionnement et sa lente désintégration.
Il propose un éventail truculent de margoulins, ici des pilleurs de banque en fuite suite à un récent braquage, qu'il peint de quelques traits et d'où émerge rapidement, une fois n'est pas coutume, deux personnages mythologiques incarnés par l'excellent quoiqu'un peu rigide Gregory Peck et par un Richard Widmark vénéneux qui transpire le vice par tous les pores de la peau.
Le chef de meute et celui qui voudrait être calife à la place du calife.
D'une beauté époustouflante, le noir et blanc minéral souligne les ombres de cette ville morte aux façades défoncées abandonnée des chercheurs d'or, défigurée par le souffle fétide d'un dieu en colère ou d'un cyclone, ou au contraire leur cruelle absence, comme dans cette folle traversée du désert de sel où elles s'effacent à mesure que les hommes perdent pied dans la réalité.
Et puis la violence, chez Wellman, est dépouillée, sans fioritures, presque dédramatisée : cet impressionnant hold-up sans dégainer son flingue, sa façon de poser sa caméra alors qu'on rosse le héros, si loin qu'on sent son profond dégoût de la chose ou les quelques scènes de «séduction» malsaines entre Peck et la toujours très juste Anne Baxter qui tiennent plus du harcèlement, poussé aux limites de ce que la censure pouvait laisser passer comme tension sexuelle en 1949.
Un film un peu oublié sur l'avidité des hommes qui, bien que sortis victorieux de leur désert-purgatoire étanchent leur soif d'eau, mais jamais leur soif d'or.
Un bien beau film, creusé jusqu'à l'épure et qui résonne encore en dedans.