Ça y est. Ça m’a pris deux visionnages, mais j’ai fini par comprendre ce que je pense de Last and First Men, cet ovni néo-SF en parfait décalage avec le film de genre. La raison, c’est qu’il a trois éléments, la narration (voix off de Tilda Swinton), l’image et la musique, qui ne se complètent absolument pas. Mais alors, comment ces contrastes peuvent-ils être attractifs ?
Le premier est ce qu’il a de plus fluide ; le texte surréel, dont des sous-titres imparfaits nous feront prendre conscience de la fragilité de sa poésie, nous emmène hors du temps en des mots aussi exotiques que simples. En plongeant dans un avenir presqu’infiniment éloigné qui se décrit lui-même comme d’apparence grotesque et pervertie, on prend la mesure de notre insignifiance dans l’inimaginable diversité que l’humanité peut encore être amenée à recouvrir. Et on perd un peu pied devant le gouffre absurde qui s'étend devant nous.
Le second, au contraire, est ancré dans le réel. En filmant les spomenici brutalistes de la Yougoslavie de Tito et ne se cachant pas des avions et autres oiseaux qui parasitent l’image de leur non moins brutale familiarité, le réalisateur nous rappelle qu’il s’agit d’un récit humain, certes éloigné de nous dans le temps et l’espace, mais spirituellement... pas tant que ça peut-être. Le décor est reconnaissable et nous met le nez dans notre propre Histoire en nous montrant ce que des Hommes du siècle dernier (si proches) pouvaient produire qui soit déjà devenu étrange et intemporel, encourageant du même coup notre imagination à franchir le gouffre finalement pas si énorme qui nous sépare des Last Men.
Le troisième laisse le tout libre d’interprétation. Richement harmonique et dysharmonique tour à tour, mais peu mélodique et donc pleine de mystère, la musique orchestrale intimidante du réalisateur explore des nuances d’émotions futuristes et nouvelles, comblant autant de vides qu’elle ouvre de brèches. À mesure que les morceaux se succèdent, on se dit qu’on commence à comprendre cette lointaine descendance qui est la nôtre... et puis le sentiment passe, avalé au contraire par l’énigme insondable de ces semblables tellement dissemblables, si proches et pourtant si loins.
Voilà aussi pourquoi narration, image et musique ne vont pas ensemble. Le film est comme une plaque de Pioneer lancée vers nous à travers les millénaires : un résumé caricatural et incohérent d'une trop fine tranche de notre Histoire ; une description erratique d'évènements à peine liés les uns aux autres ; un condensé d’humanité qu’on a cru logique d’arranger ainsi mais qui, sans le contexte énorme et indispensable qui va avec sa genèse, demeure illisible, certes familier mais en même temps grotesque et perverti. Si proche et si loin de la vérité à la fois.
Et pourtant... n’est-ce pas justement là le meilleur témoignage qu’on peut laisser de notre humanité ? Y a-t-il quoi que ce soit de plus représentatif et de plus honnête sur notre propre nature qu’une plaque de Pioneer, à savoir un fragment chaotique et indéchiffrable, vainement introspectif, enfermé dans sa récursion et voué à ce qu’on le trouve médiocre nous-mêmes ?
Voilà donc la raison pour laquelle j’adore Last and First Men : rien ne va ensemble, pourtant tout est beau. Et si l’on est humain, alors on peut comprendre que ses dissonances n’en sont pas, et que tout se complète malgré les apparences. C’est qu’une plaque de Pioneer, tout comme le message envoyé par ces derniers Hommes qui découvrent sans surprise à quel point il est difficile de nous atteindre depuis deux milliards d’années dans notre futur, entreprend l’impossible tâche d’encapsuler l’Humanité. C’est forcément incomplet, et ce sont les vides que l’imagination remplit qui suscitent ici (en moi en tout cas) une perplexité rêveuse où s’accomplit avec élégance la plus fondamentale mission du cinéma : nous mettre la tête ailleurs. Et de préférence en-dehors de notre propre pouvoir d'imagination.