Etrange époque que nous vivons, dans laquelle une humoriste plutôt chouette et drôle, aux sources d'inspiration inattaquables et au capital sympathie considérable (comment ne pas aimer un style se réclamant de Florence Foresti et Alex Lutz, manié par une personne simple et sans artifice qui fait sa promo dans le Floodcast ?) se met en scène dans un spectacle dont il n'est pas explicitement dit qu'il recherche la bienveillance, mais qui, dans les faits, rase les murs à tout instant, dans l'évidente hantise de heurter l'un ou l'autre groupe démographique. Auréolé d'un Molière, "Ca passe" est un spectacle très soigné mais pas drôle : pas drôle, donc, non pas parce que les vannes ne marchent pas, mais parce que Felpin et Salaün ont compris qu'ils n'avaient pas le droit d'en faire. Ainsi passent 80 minutes de sketches sans sujet, d'intermèdes sans férocité, de charriages sans cible (à la désormais évidente exception de l'homme blanc hétérosexuel, violeur et harceleur, dont le potentiel comique montre ici et une fois de plus des signes d'émoussage à force précisément d'être traité comme une parenthèse d'engagement politique exclue de la dynamique du show).
"Ca passe" est un show très intéressant à découvrir car il contribue à montrer l'évolution fulgurante du monde de l'humour de ces dernières années, qu'il soit sur une scène de théâtre, sur le plateau d'un direct ou dans le décor d'une série : comment on doit, désormais, réussir à faire rire sans faire de blague. On pourra rétorquer que l'humour n'a pas à être méchant pour faire rire : c'est vrai. Mais l'air du temps semble nous placer au-delà encore de cet interdit, en proscrivant d'office non seulement la moquerie, mais aussi toute forme de dérision, même banale, même innocente - plus loin : de signifier ostentatoirement à son auditoire son refus de rire de certains sujets, montrer patte blanche politiquement, "je suis un comique mais tout n'est pas drôle", merci pour ce courage, ou pas. Malgré la verve de Laura Felpin et les astuces parfois épatantes de la mise en scène (et notamment dans la captation filmée, qui épouse pleinement l'esprit du spectacle), il est douloureux, pour quelqu'un ayant par exemple connu l'humour de Florence Foresti période Ruquier dont Felpin se réclame, de voir cette dernière marcher constamment sur des œufs. L'écriture est à ce point sur la défensive qu'elle en devient ponctuellement gênante, par exemple quand, vers la fin, on s'autorise à imiter l'accent vietnamien le temps d'une phrase : ça passe très vite, c'est extrêmement modéré, et c'est introduit par un carton d'avertissement (qui dit en substance : "j'ai des origines vietnamiennes du côté de mon père, j'ai le droit de faire cette blague, ce n'est pas de l'appropriation culturelle ni du racisme !").
Peut-être qu'on peut reconnaître au spectacle le courage du refus de l'absurde, qui aurait été une porte de sortie idéale face à la menace du politiquement correct qui est la pire chose à gérer pour un humoriste. Et sans doute qu'on doit admettre aussi que Felpin maîtrise l'art délicat de la caricature non-violente, avec des personnages qui, à défaut d'être passionnants, sont retranscrits avec talent et précision dans leurs tics les plus infimes, de la bourgeoise inquiète de baisser le store dans le train à la coach en confiance qui en manque elle-même. Mais le problème demeure que cet humour, à tenter en permanence de se raccrocher aux branches d'une bienveillance mielleuse qui, en plus d'être prévisiblement sélective, ne cadre pas, par essence, avec l'exercice (il ne faut jamais sous-entendre qu'un personnage décrit ou imité aurait des imperfections en tant qu'être humain, et donc se priver volontairement de matière prêtant à déclencher le rire), perd de vue sa mission première. Bien sûr, Laura Felpin est maline, son acolyte Cédric Salaün également, et les deux profitent du rétrécissement des perspectives de l'humour moderne pour élargir les leurs vers le spectacle vivant au sens large : cela donne lieu à de beaux moments, comme ce clip live où Felpin fait un play-back de chanson triste derrière une vitre aspergée d'eau pour faire croire à de la pluie, ou cet autre encore de danse simple mais énergique et bien exécuté. Mais les artifices les plus ingénieux n'y feront rien ; il reste difficile de se résoudre à accepter que ce nouveau modèle d'humour, que les gros producteurs, la presse et le sens du vent soufflent de plus en plus sur scène et à l'écran, soit réellement l'avenir du rire qu'ils prétendent.
Mais le plus fou dans tout ça, ce qui valide quasiment la démarche prudente des auteurs, est qu'on a déjà entendu s'élever des voix de spectateurs indignés par les moqueries que le spectacle aurait soit-disant infligé à leurs groupes démographiques, alors qu'il faut s'accrocher pour trouver où que ce soit dans ce spectacle le moindre début de vanne vaguement offensante, surtout quand on compare avec l'humour de stand-up d'il y a à peine 5 ou 10 ans en arrière (rien que sur Senscritique, j'en ai lu qui se plaignaient du traitement que le spectacle réserverait aux neuroatypiques). C'est pour moi incompréhensible, car malgré toute l'affection qu'on peut porter à Laura Felpin autant qu'à ses sources d'inspiration, ce spectacle, sans être raté, est terriblement révélateur de l'humour socialement acceptable en 2024 : soit un shot ininterrompu de bienveillance timide, qui ne rue que très poliment dans des brancards par ailleurs déjà copieusement tamponnés par les humoristes de stand-up de ces 10 dernières années. D'indéniables qualités de forme qui ne sont probablement pas étrangères à son Molière n'ont pas suffi chez moi à dissiper un certain malaise : celui d'être face au stérétotype de l'humour gentil nouvellement en vogue. On s'y fait un peu chier, mais c'est bienveillant, alors... ça passe ?