Antépénultième réalisation de Luis Buñuel, Le Charme discret de la bourgeoisie représente tout ce qui a fait le succès de son réalisateur. Contant l'organisation d'un dîner par trois notables véreux, le film impose toutes les lubies de son metteur en scène : impressionnisme, satire et humour. Dans son obsession naturelle de dénoncer la classe dominante il s'attaque, une fois de plus, à la bourgeoisie et ses travers, sous la forme, cette fois ci, de la mordante satyre décomplexée. N'hésitant pas à caricaturer l'ensemble de ses protagonistes, le cinéaste expose des êtres cupides, égoïstes, prétentieux, obsédés par le que va t-on dire ou le prix de ce qu'ils consomment. Le surligné est si grossier qu'on comprend bien l'intention du réalisateur : réaliser un portrait acerbe d'une classe qu'il semble exécrer, face à laquelle le cinéma semble être la seule arme de dénonciation. "Le cinéma est la meilleure arme pour exprimer le monde des songes, des émotions, de l'instinct" explique le cinéaste. Le parallèle ne saute pas aux yeux, il constitue pourtant le fondement même de ses œuvres : onirisme et portrait se mélange, comédie et mise en abyme aussi. Chez Buñuel, rien n'est à sa place. La logique ? Il s'en fiche. Ce qui l'intéresse c'est de surprendre le spectateur, de lui procurer des émotions, de le dérouter. Lorsqu'il met en scène ses personnages autour d'un dîner puis abaisse le rideau d'une salle de théâtre on comprend ce qu'il veut dire : tout n'est que représentation, manières, duperies. Chacun, dans la posture sociale qui est la sienne, semble jouer un jeu, feint le naturel, comme emprisonné par les conventions. Buñuel nous surprend parfois sur certaines scènes, mais surprise : ce n'était qu'un rêve.
Le fameux dîner, basique postulat, donne l'impression de succéder à d'autres, telle une orgie de repas à la dimension fastueuse. Il n'en n'est rien : le repas n'a jamais lieu. C'est toute l'intelligence du film, on pense, on croit savoir, alors qu'on se fait prendre à chaque fois. Le procédé revient systématiquement, perdre le spectateur au sein d'une absence de linéarité et de logique chronologique semble pleinement amuser le cinéaste. On peut le nier, mais malgré l'abstraite sensation de se faire duper, on s'amuse aussi. Les bonnes scènes pullulent : Rafael (excellent Fernando Rey) s'agace de son interlocuteur, il se retourne, sort son pistolet et tire. Consternation ! Mais non, ce n'est que le songe de son ami. L'utilisation onirique révèle les personnalités ainsi que les pensées qui les animent : si François imagine Rafael en tueur implacable, c'est qu'il s'en est fait une image inconsciente. Une autre scène appuie le même schéma : Rafael, qui trempe dans les magouilles, voit une bande de mafieux débarquer au dîner et se cache sous la table. Tous ses amis se font mitrailler (jouissif) sauf lui, bien planqué. Il sort pourtant sa main de sous la table pour manger un bout de jambon, ce qui découvre sa cachette et le fait tuer. C'était un rêve, encore, mais qui souligne deux choses : les craintes du personnage, ainsi qu'une absence de conventions qui ne se manifeste qu'en rêve. Car c'est bien connu, à l'égard de la société nos rêves dissimulent ce qui ne la constitue pas.
Le Charme discret de la bourgeoisie est ainsi fait, construit comme un rêve il se permet les folies qu'il pense impossible au sein de la classe social qu'il critique. Frisant, subtilement, la caricature, le réalisateur espagnol oppose les contradictions des personnages qu'il met en scène à celle de sa narration, déstructurée. Le résultat est singulier, jamais désagréable, parfois déroutant, définitivement original. Du pur Buñuel.