1922 : la ville de Tulle est inondée de lettres signées "l’Œil de Tigre", s’en prenant en des termes orduriers à la vie publique et privée de nombreux habitants. On finit par en découvrir l’auteur, une femme célibataire de trente-cinq ans, hystérique avérée selon le terme du criminologiste chargé de l’enquête. 1932 : Louis Chavance, journaliste et monteur, rédige d’après cette affaire crapuleuse un scénario déposé sous l’appellation L’Œil de Serpent, qui reste à l’état de projet. 1943 : Chavance adapte son script avec Henri-Georges Clouzot, que L’Assassin habite au 21 vient juste de révéler. Nouveau titre : Le Corbeau. Le long-métrage est produit par la Continental, société française à capitaux nazis dirigée par un Allemand, Alfred Greven. La tatillonne censure de Vichy, que toute allusion un tant soit peu audacieuse effarouche, n’a pas son mot à dire malgré les thèmes, très litigieux pour le régime du Maréchal, qui y sont abordés (avortement, drogue, sexe…). Aussitôt le climat passionnel de l’époque jette l’anathème sur le film. On y voit un instrument de dénigrement de la population française. Les comités d’épuration en feront leur cible privilégiée. Si son intrigue n’est pas précisément située dans le temps, le pourrissement moral apporté par l’Occupation s’y réfléchit directement. Le choix du sujet souligne la tentation toxique, plus ou moins refoulée depuis le début du siècle, de la délation, qui s’exerce dans un sens puis dans un autre, précisément parce que les fondements et les assises du "civisme" restent immuables au fil des péripéties. Les Croix-de-feu ont dénoncé les francs-maçons au préfet Chiappe ; les francs-maçons ont dénoncé les Camelots du Roy à la justice du Front Populaire ; les collabos ont dénoncé les Juifs et les résistants ; enfin les "bons Français" ont dénoncé (en vrac) toutes les formes d’intelligences avec l’ennemi. Et la police n’a cessé de mettre à jour ses fiches et de fournir les renseignements aux autorités successives, avatars d’une seule et même domination. La Résistance n’a pas fait la Révolution. Voilà pourquoi Le Corbeau a pu cristalliser tant de haine et de contresens.


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À une heure où le cinéma français se réfugie dans le passé ou la féérie pour échapper aux interdits et à la propagande, cette étude de mœurs féroce, sarcastique et grinçante comme une porte de cimetière produit l’effet d’un pavé blasphématoire, jeté dans la mare de la bonne conscience bourgeoise. Avec une sorte d’impitoyable génie de l’observation clinique, Clouzot établit un procès de la vie en communauté, opère une vivisection acerbe, cruelle et sans concession de la nature humaine. Les personnages y ploient sous une chape d’infamie, englués dans une étouffante atmosphère de suspicion, de bigoterie, de fiel et d’hystérie. Leurs vices cachés, leurs dépravations sordides, leurs obsessions refoulées doivent quelque chose à Stroheim, Zola et Freud. Les insultes épistolaires qui dévastent l’opinion sont proférées dans l’argot haineux de la rue et grossies par la vulgarité du dessin, la lourdeur du paraphe, la double barre du graphisme. Si le réalisateur suit les schémas de l’anonymographie et de la graphorrhée, c’est parce qu’il inventorie des représentants investis de pouvoir, donc tous soupçonnables : la demoiselle des postes, l’instituteur, le substitut, la boutiquière, le sous-préfet, l’infirmière et le médecin-chef, le receveur et la belle garce… Subversif mais salubre, le film s’affirme ainsi comme l’une des plus justes et lucides représentations de son temps, et renvoie le reflet d’un microcosme solidement établi dont ni le Front Populaire, ni l’Occupation, ni la Libération n’allaient modifier la géographie autrement que d’une manière épiphénoménale. Les motifs de l’ire de la presse clandestine, cramponnée au mythe de la France résistante, ne sont pas à chercher ailleurs. Pourtant Clouzot va encore plus loin : tandis que Vorzet expose son laïus sur le bien et le mal, l’ombre portée sur le globe par la lampe en mouvement balaie l’Europe d’est en ouest avec insistance. Il est vrai que les contours de cette tache méphitique s’étendent jusqu’au territoire russe…


Au-delà de ces évidences, qu’est-ce qui préoccupe le docteur Germain, personnage principal au travers duquel tous les faits de la fiction sont relatés ? Étranger à son phalanstère d’adoption, il se déclare sans amis ni ennemis et refuse de participer aux coteries, de choisir son camp. Les circonstances obligeront finalement ce citoyen de la majorité silencieuse à prendre parti. Au niveau des morales individuelles, il s’agit pour chacun de lever le masque, d’assumer son secret : la drogue (Vorzet), le vol (Marie), l’infirmité (Denise), la tentation de l’infidélité (Laura), le passé (Germain). Le film présente ainsi quasiment une tare par scène : menteurs, simulateurs, arrivistes, frustrés, délateurs, lyncheurs, assassins. Les névroses privées s’enflent parfois dans la houle d’une fureur collective. À la table rase du mobilier social, Clouzot ajoute une perversion en profondeur de toutes les valeurs. Le sermont du prédicateur, prônant l’apaisement, est immédiatement démenti par la lettre ignoble qui tombe de la nef. Mais la plus corrosive des peintures est celle de la congrégation des notables, figurée par un milieu médical méprisant et sourd aux souffrances des patients. C’est Marie injectant sans remords de l’eau distillée à un cancéreux en phase terminale, c’est le médecin-chef plaisantant sur la plaie d’un agonisant, c’est une corporation acharnée à éliminer un docteur qui se préoccupe de la survie des femmes soumises à des accouchements difficiles. Il est à noter également qu’à rebours de la doctrine officielle épousant peu ou prou le slogan hitlérien, tous les personnages féminins (excepté Denise en rebelle marginale) ont un métier et pas d’enfants — ces petits monstres qui sont peut-être les pires pestes du film. Il ne fait aucun doute que l’univers dépeint par le cinéaste correspond idéalement à l’état de frustration dans laquelle la société française vient d’être poussée par la défaite de 1940, celle-ci apparaissant en réalité comme l’aboutissement fatal de la ruine des idéologies bourgeoise et petit-bourgeoise élaborées depuis le radical-socialisme humaniste de la Belle Époque, et véhiculée par une conception normalisée de l’école de la Troisième République, avec un système de valeurs et un code moral fondés sur la trinité travail-famille-patrie.


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Le Corbeau relève du pur Clouzot, et Clouzot c’est son style noir qui ne consent à nul effet gratuit, sa verve caustique, son sens du vérisme, son fantastique "relief du détail plat", sa savante utilisation des éclairages, son mépris du manichéisme, son art du contrepoint et de l’ambivalence nourrie au clair-obscur de l’animalité humaine, sa manière de planter le bistouri dans les zones troubles de la sexualité (la puberté de Rolande, ce "phénomène d’hypocrisie à lunettes", ingrate et sournoise ; les désirs inavoués de Laura, lisse et convenable en apparence). Le film, très écrit et pourvu de dialogues étincelants, s’avère pourtant en rupture avec les derniers feux du réalisme poétique. Sa construction rigoureuse élimine toute échappée belle, digression ou discours annexe. Chaque élément s’emboîte, s’assemble, se dilate ou se raccourcit dans le temps selon un mécanisme implacable. L’action monte et se tend avec une fatalité mathématique. Les personnages sont à la fois des êtres complexes aux motivations secrètes et des pions sur l’échiquier du drame. Clouzot les laisse, les reprend, brode une tapisserie subtile à la manière du vannier qui, brin à brin, tresse son panier. Formellement, l’œuvre est comme le manifeste d’un homme de culture incluant dans ses souvenirs expressionnistes un naturalisme cru basé sur la métaphore visuelle. Le propos s’élabore sur une dialectique du contraste et du parallèle, sur des figures d’opposition et de liaison que l’on retrouve à travers les duos antagonistes des sœurs (Marie la laide et Laura la douce), du frère et de la sœur (Denise la volage et Saillens le rigide), des confrères (Germain le scrupuleux et Vorzet le sceptique). Pas de dénouement plus ambigu que celui du Corbeau. Certes le coupable est désigné mais l’écheveau des initiatives respectives se démêle mal. Certes il est puni mais le vengeur doit pour cela utiliser ses méthodes : la mère qui a accompli une justice sauvage s’éloigne en laissant flotter ses voiles de deuil, comme un autre et sinistre oiseau noir.


La chronique sociale n’est jamais loin dans les démonstrations acides de celui qui aligne une galerie de portraits à charge dont la familiarité étouffe la sympathie tout en forçant paradoxalement la solidarité. Le conflit opposant le monde froid et illusoire des nantis à celui sensible et chaleureux des marginalisés éclate dans les évolutions respectives des deux représentants de ce hiatus, Germain et Denise, emblématiques d’une constante peu relevée chez Clouzot : la compassion envers les exclus et la rédemption par l’amour. Qu’il s’agisse de la pauvre Manon dans le film éponyme ou de la frivole Dominique de La Vérité, du couple bancal de Quai des Orfèvres ou de celui plus ou moins pervers de La Prisonnière, tous se régénèrent à la passion amoureuse, même si certains se perdent dans la jalousie. Dopés par la richesse du matériau qui leur est donné à moudre, les acteurs donnent à plein dans la truculence polymorphe. Il faut admirer la variété et l’inspiration de cette troupe : Pierre Fresnay, tout de doctorale rectitude, Ginette Leclerc en pute boiteuse, Pierre Larquey, emphatique et malicieux sous son col caché, sa barbiche et son chapeau melon, mais aussi Micheline Francey, Héléna Manson, Liliane Maigné, Noël Roquevert, Roger Blin, Sylvie, la femme de ménage transformée en Érinye, et jusqu’à l’apparition sulfureuse de Lucienne Bogaert. Demeure une ultime question, relative à l’implication personnelle de l’auteur. L’une des clés du Corbeau réside peut-être dans l’identification de ce dernier avec le protagoniste. Non pas Germain, que les évènements contraignent à se remettre en question, mais Vorzet, ce misanthrope incrédule, ce manipulateur touchant, meurtri et inquiétant qui revêt tous les attributs du metteur en scène. C’est lui qui propose puis anime la dictée au cours de laquelle il fait lire en public ses textes les plus secrets. C’est lui qui imprime à l’abat-jour l’oscillation permettant d’illustrer son discours. C’est lui qui vit par procuration les épreuves sentimentales des marionnettes dont il tire les ficelles. Comme Flaubert pour son Emma Bovary, Clouzot aurait pu déclarer : "Vorzet, c’est moi."


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Thaddeus
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le 15 déc. 2023

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