Oeuvre phare de la célèbre pourvoyeuse des potences, Le Crime de l'Orient-Express ne cesse de créer le débat grâce à son incroyable résolution et le dilemme qu'elle pose. Aventure charnière dans la vie de son héros, Hercule Poirot, elle n'est pas à prendre à la légère et cela, tout le monde n'a pas l'air d'y prendre garde. Si Sidney Lumet et Philip Martin ont su le mettre en valeur à l'aide d'un grand casting mais aussi d'une mise en scène soignée, léchée, d'autres comme l'ambitieux Carl Shenkel, qui a tenté une transposition moderne, ont livré des adaptations intéressantes mais souvent en-deçà des attentes du public pour une telle oeuvre.
Alors qu'en est-il de la version de Kenneth Branagh, célèbre entre autres choses pour ses adaptations géniales de l'Oeuvre de Shakespeare ?
Eh bien, il semble que l'acteur-réalisateur de génie soit moins inspiré par Christie que par Shakespeare ...
Cela s'observe autant à travers son Hercule Poirot qu'à travers sa mise en scène de l'enquête jusqu'à ses personnages.
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Achille, le cousin transi et britannique d'Hercule
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Où donc l'ami Kenneth est-il allé chercher cette moustache peu entretenue, digne de celles des photographies des pionniers de l'aviation ? Et depuis quand l'ami Hercule arbore également une légère barbichette qui le fait plus ressembler au Cardinal de Richelieu qu'au détective belge bien connu ? Le look d'Hercule Poirot n'est pas improbable, il est loin de la représentation du héros que Charles Laughton, Peter Ustinov, David Suchet et même Alfred Molina ont su adopté. Disons qu'il est original et pourra sans doute plaire à qui ne connaît le célèbre limier que de nom .
Psychologiquement, Hercule Poirot conserve ses manières mais de façon bien trop caricaturale et, dans le même temps, de façon trop localisée. Sa seule manie consistera donc à ... mesurer la taille de ses oeufs pour son petit déjeuner. C'est drôle, certes, mais on ne peut résumer Poirot à cela ...
Hercule Poirot se change aussi en homme d'action, ne tenant pas en place, qui monte sur le toit du train pour observer les alentours et qui poursuit les coupables d'échafaudages en échafaudages. On le confondrait presque avec un autre détective ...
Rappelons au passage que le détective qui apprend tout de ses interlocuteurs en pratiquant sur eux sa méthode de déduction des indices trahissant des habitudes ou des vécus ponctuels n'est pas Hercule Poirot, mais Sherlock Holmes. Le flegme britannique et cette façon de déduire peut induire en erreur: les deux personnages se confondent souvent dans cette version du Crime de l'Orient-Express ...
Autre innovation qui vaut ce qu'elle vaut: Catherine. La mystérieuse Catherine. Le grand amour perdu d'Hercule Poirot, dont il n'a jamais été fait mention dans les livres. (A moins qu'il soit question d'un personnage du Train bleu, le motif du train faisant lien, mais cela semblerait pour le moins absurde.)
L'idée est belle, sans doute, mais s'applique-t-elle bien à Hercule Poirot, le bon vivant, le narcissique, marié avec son ego ?
En fait, cela entre en contradiction avec l'évolution du personnage que propose et le livre et surtout le film. Poirot, marqué par cette expérience, ne sera plus axé sur la seule logique et sur ses petites cellules grises mais prendra un peu plus en compte ses sentiments. Mais s'il a déjà aimé et qu'il en souffre ... ne prend-il pas déjà en compte ses sentiments?
Les différentes confrontations de Poirot au portrait de Catherine sont, en sus, autant de moments où le détective aurait pu en appeler à ses sempiternelles cellules grises au lieu d'y faire une furtive allusion en fin de film. Il y a là un paradoxe: le détective peu raisonneur et amoureux laisse ses raisonnements pour se consacrer à ses sentiments ... Donc, il change sans changer ?
Cette mystérieuse relation amoureuse de Poirot le fait confondre avec Jules Maigret ou l'Inspecteur Columbo.
Enfin, la fin du film annonce une nouvelle version de Mort sur le Nil.
Suite inquiétante, s'il en est, car Poirot se rend sur le bateau après que le meurtre ait eu lieu tandis que dans le roman, il est déjà sur le bateau au moment où le crime a lieu. Il a pu ainsi surprendre des conversations, connaître les différents passagers. Sans ces clefs qui préparent le crime, sans les différentes tentatives d'assassinats qui le précèdent, comment l'histoire se mettra-t-elle en place et comment Poirot trouvera-t-il la clef de l'énigme ?
Poireautez et vous saurez ? Je pense qu'on le sait déjà un peu ...
L'Enquête: Poirot voit noir
Visuellement, le film est très beau: de belles couleurs, de beaux décors, de beaux effets et un intérêt prêté au déclenchement de l'avalanche qui va bloquer le train. Même si l'exceptionnel téléfilm de Philip Martin insiste bien plus sur les fâcheuses et périlleuses conséquences de cette péripétie neigeuse, l'avalanche et ses conséquences directes restent un beau passage du film, quoique court.
Pour les spectateurs hyper-actifs, le Crime de l'Orient-Express tombe dans le même travers que Les Derniers Jedi, sorti au même moment avec une vedette commune. La vitesse, on ne s'appesantit pas un peu sur ce que l'on veut faire ressentir et surtout, on est sans arrêt dans le mouvement et dans l'extériorisation - un comble pour un huis-clos mais une tentative intéressante, déjà reconnaissable dans le téléfilm de Schenkel.
Le huis-clos n'est pourtant pas oublié et la suspicion supposée entre les différents suspects est bien là, quoique peu sensible: la réplique de Daisy Ridley dans la bande-annonce constitue le summum de la paranoïa ambiante. C'est dire si l'inquiétude règne. Pour trouver celle-ci pourtant espérée après les multiples teasers, il faudra se tourner bien plutôt vers la mini-série des Dix petits nègres, d'une qualité largement supérieure avec pourtant moins de moyens ...
On lui préfère l'action avec des faux suspects fuyants ou mettant Poirot en joue comme dans n'importe quel polar.
Le plus gênant, ce n'est pas tout cela: Branagh s'empare du roman et, cherchant à le mettre au goût du jour tout en l'inscrivant dans son temps, innove. C'est lorsque le propos du film s'éloigne du sujet de départ pour traiter d'un thème totalement absent du roman et inutile au bon fonctionnement de l'adaptation. Kenneth Branagh semble vouloir prouver à tous prix sa tolérance, car il fusionne le rôle du médecin du train et du Colonel Arbuthnot pour le donner à un acteur noir. Et là, c'est le drame ! Il semble qu'on ne puisse pas donner un rôle à un acteur noir sans que la moitié des personnages se changent en racistes haineux à dénoncer vertement. Même Rachett, le plus ignoble de tous se défend de tout racisme devant Poirot avant de "changer de wagon" (spoilons, mais avec classe et élégance, s'il vous plaît !).
La question du racisme, des races, de l'intolérance s'invite avec son cortège de réflexions politiquement correct dans l'adaptation d'un roman vierge de toute réflexion à ce sujet ... Il faut parler du racisme, le dénoncer. Mais au bon endroit, au bon moment, de manière nuancée (par exemple, ne pas huer Griezmann quand on applaudit Robert Downey Jr dans Tonnerre sous les tropiques ou Louis De Funès dans Rabbi Jacob). Dans Le Crime de l'Orient-Express, cette sensibilisation n'a pas lieu d'être et, non pertinente, peut devenir stigmatisante pour l'interprète noir qui apporte malgré lui la question dans le scénario. Que les lobbies et leurs quota cessent leurs imprécations imbéciles, cessent de vouloir s'imposer en tous lieux, sans quoi ils nuiront bientôt plus aux "minorités" que les véritables racistes. Pour rappel, Sean Connery a joué le même rôle sans que les personnages anglais ne s'insurgent, s'inquiétant de la présence d'un bouseux d'écossais à bord de l'Orient-Express.
Pour finir, prenons le commencement. Logique.
Kenneth Branagh a choisi de donner un prologue à l'enquête. C'est une idée intéressante pour présenter le personnage, ses méthodes de travail. On est loin du Hercule Poirot d'Alfred Molina qui court les bordels d'Istambul !
Pour autant, ce prologue n'a pas l'intérêt de celui de Philp Martin qui voyait Poirot résoudre une affaire dans l'armée et contraindre un pauvre jeune soldat au suicide en le dénonçant, alors qu'il aurait pu se taire. Dans ce prologue, le détective belge se trouve face à une situation similaire à celle qu'il va vivre et prépare ingénieusement son dilemme final. Le prologue du film de Kenneth Branagh se borne à une résolution d'intrigue bouffonne, qui ne s'en cache pas d'ailleurs, mettant en scène, à Jérusalem un prêtre, un rabbin et un imam. Oui, on dirait le début d'une blague Carambar. Cela dit, Poirot et crédibilité mis à part, j'aime ce passage pris seul, pour lui-même. Car il est une exhortationn du génial réalisateur à ne pas tomber dans le poncif athée actuel consistant à voir l'étiologie des guerres dans le fait religieux. N'oubliez pas, susure-t-il par métalepse au spectateur que certains tirent les ficelles et se cachent derrière pour faire leur beurre.
Raison pour laquelle le peuple accuse les religieux, les religieux s'entre-accusent et le coupable s'avère être le chef de la police qui attendait de Poirot qu'il désigne l'un des hommes de foi.
Ce sont les politiques qui, par soif de pouvoir, dans un soucis d'acquisition des richesses et ressources mondiales, jouent avec les opiums des peuples pour les faire s'entre-tuer.
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Et, comme dirait JCVD, "là, c'est beau" !
Reste le final où Poirot met ses coupables à l'épreuve, exigeant d'eux qu'ils le tuent.
Si on a effectivement du mal à imaginer le véritable Poirot agir de la sorte, l'idée reste très intéressante. Mais inexploitée réellement pour n'être qu'un bouleversement de situation, un élément de suspens en pétard mouillé. Dommage... parce que Hercule Poirot en Tiramisu (Tirez-moi dessus), ça vaut quand même le détour !
Rien ne vaudra cependant la gifle que mange le Hercule Poirot de Peter Ustinov dans Meurtre au soleil.
Les Suspects: Bonnes et mauvaises pioches
Comme la plupart du temps dans les adaptations d'un Hercule Poirot au cinéma, c'est au casting cinq étoiles que revient la lourde tâche de porter le film. Le casting vaut le détour. Mais est-il toujours satisfaisant ?
Les deux points forts de ce film sont des vedettes que votre serviteur adore mais qui ont déçu cette année dans leurs sagas respectives:
Johnny Depp, alias le Jack Sparrow fringuant des quatre premiers Pirates des Caraïbes et débile - dans tous les sens du terme - du dernier en date, La Vengeance de Salazar, campe avec brio le succulent Ratchett. Un méchant qui pourtant sera victime. S'il n'a pas le caractère mi-haïssable mi-digne de compassion de Richard Vidmark, s'il n'a pas le Mal inscrit jusque sur son visage comme l'impeccable Toby Jones, Johnny Depp renoue avec son style Dillinger et offre à Ratchett une élégance, une classe inattendue. Mais sa bonne influence sur le film s'achève avec la mort de son personnage et les rares et arbitraires flash-backs, censés rappeler ceux, bien meilleurs, de Sidney Lumet, ne suffisent pas à le faire suffisamment intervenir.
Daisy Ridley alias Rey, la nouvelle héroïne toute-puissante de Star Wars, déjà icône de la post-logie, qui, comme son personnage dans Les Derniers Jedi, peine à trouver sa place dans la mythologie de Georges Lucas. Et Dieu sait que j'adore Daisy Ridley ! (Qui est Daisy Daisy Désirable !). Elle permet au film de Branagh de mettre en avant le personnage de Mary Debenham, bien en retrait dans les autres versions, souvent dans l'ombre du Colonel. Après la timide et délicieusement agaçante Vanessa Redgrave qui jouit des aboiements protecteurs de Sean Connery, Daisy Ridley apparaît comme une femme indépendante, capable de se défendre seule et de tenir tête à Hercule Poirot. Ce qui rend d'autant plus ridicule la protection que veut lui apporter, arme au poing s'il le faut, le Docteur-Colonel.
Plusieurs autres rôles sont bien distribués mais sous-exploités, laissés à l'état d'esquisses de ce qui aurait pu être bien meilleur.
Ainsi la belle et charismatique Michelle Pfeiffer - alias Catwoman dans Batman: le défi et Madame de Tourvel dans Les Liaisons dangereuses - qui semble cumuler cette année les rôles très intéressants laissés à l'état d'ébauches, comme c'est le cas dans Mother ! de Darren Aronofsky. Il faut dire que l'actrice forte tête et sensuelle doit reprendre le flambeau de rien de moins que Lauren Bacall, bien mieux exploitée qu'elle dans la version de Sidney Lumet. Néanmoins, Michelle Pfeiffer livre une interprétation saisissante de Mrs Hubbard
l'instigatrice du meurtre, cerveau de la bande.
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Hélas, reléguée à deux scènes vraiment fortes.
Judi Dench et Olivia Coleman, respectivement célèbres pour leur rôle dans la saga James Bond et la série Broadchurch, forment un duo de choc, l'évidence même de ce qu'il fallait pour leurs rôles de la Comtesse Dragomiroff et sa servante Hildegarde. Bien meilleures que l'ensemble de leurs prédécesseures, allant jusqu'à parler un allemand bluffant - a contrario du français à la "Bonsoir Pierre ! Ça va bien ?" brosnanien de Kenneth Branagh - elles sont pourtant injustement reléguées au second plan. Dommage ...
Même remarque pour Penelope Cruz (Blow), qui reprend le rôle de Greta, incarnée par Ingrid Bergman, qui devient Pilar et Willem Dafoe, le terrifiant Bouffon Vert de Spiderman, qui reprend le rôle anecdotique de Hardman après Colin Blakely . Plus présents pour faire du nombre, les deux vedettes s'opposent: Penelope Cruz parvient à faire oublier la caricature mièvre d'Ingrid Bergman, principalement parce qu'elle apparaît plus occasionnellement que son aînée, quand Willem Dafoe cherche à s'imposer en donnant justement dans la caricature que Blackely avait su éviter en mettant son personnage en sourdine.
Même remarque enfin pour Derek Jacobi, vedette fétiche de Kenneth Branagh, qui reprend le passionnant rôle du domestique de Ratchett, pour ne faire que dans la figuration. L'acteur comme le personnage méritaient mieux ... Nous devons plaindre le pauvre Derek Jacobi, qui cumule ce genre de rôle cette année ! (Cf. Stratton !)
Sans revenir sur Kenneth Branagh lui-même qui semble avoir confondu plusieurs détectives et policiers et n'arrivent pas à la cheville d'Albert Finney, de David Suchet ou de Peter Ustinov, sans jamais donner dans l'exubérance tape-à-l'oeil d'Alfred Molina.
Les mauvaises pioches sont donc les suivantes.
Tout d'abord, Leslie Odom Jr, peu connu, handicapé comme dit plus haut par son rôle surréaliste.
Ensuite, Lucy Boyton, l'héroïne du faible Baba Yaga, et le patineur Sergei Polunin, connu pour jouer ... son propre rôle !!!, qui constituent un couple Andrenyi nié et gommé la plupart du temps, qui se contente de jouer les Edward et Bella ou les Daenerys- Drogo. Un couple trop adolescent et fantasy qui fait regretter l'absence de l'excellent duo York- Bisset du film de Lumet !
Il est certain qu'aucun acteur ne se distinguera dans le rôle de Bouc. Exception faite de Fritz Wepper, alias l'associé de Derrick, Harry Klein, que l'on retrouve aux côtés de Molina dans la version de Schenkel. Notons que ce personnage est rarement interprété par un acteur plus jeune que celui de Poirot et qu'il subit ici la crise de jeunisme ambiante.
Enfin, un avis plus personnel et donc subjectif.
William McQueen, surtout avec ce nom rappelant un autre sombre héros d'Agatha Christie, se doit d'être grand, maigre, sec, longiligne. C'est sans doute la raison pour laquelle tous ses interprètes correspondaient jusqu'ici à cette description.
Qu'est-ce que Josh Gad, le petit corpulent qui a fait polémique en Le Fou gay de La Belle et la Bête cette année, vient faire dans un tel rôle ? On l'explique par l'improbable ressemblance physique d'avec son père, procureur et donc, caricature oblige, ventripotant.
Cela ne vaut pas Anthony Perkins qui certes se contentait de rejouer les Norman Bates.
Un fou n'en vaut pas nécessairement un autre !
En conclusion, un film en soi sympathique, bien que victime des fâcheuses tendances actuelles, avec un bon casting, de beaux visuels et parfois, de bonnes idées. Mais une adaptation assez discutable du roman d'Agatha Christie qui souffre d'une mauvaise utilisation de ses idées et de son casting au profit d'une montée au créneau contre le racisme, thème sans rapport avec le roman en lui même .