Synopsis : Le portier de l'Atlantic, sanglé dans son uniforme rutilant, vaque à ses solennelles occupations devant la porte tambour du luxueux hôtel. Mais une malle à porter jusque dans le hall, la fatigue qui le terrasse alors, le verre de vin qu'il boit pour se restaurer, l'œil du gérant qui surveille la scène vont le condamner à renoncer à son uniforme. Il est alors chargé de s'occuper des lavabos, véritable déchéance à ses yeux, qu'il vit comme un drame, sous la risée de ses voisins...
Encore une prouesse du cinéma allemand et de l'un des réalisateurs phares de l'époque expressionniste : Friedrich W. Murnau. Après avoir marqué l'Histoire du cinéma avec son précédent chef d'oeuvre Nosferatu, le metteur en scène récidive dans un tout autre style, beaucoup plus austère et primitif. Le scénario ne renvoie pas à une grande fiction, mais bel et bien à une histoire anecdotique d'un portier chutant dans l'ascenseur social.
Le film s'imprègne énormément dans les 2 courants de l'époque allemande, et s'immisce à la frontière de chacun d'eux. D'une part, l'expressionnisme allemand y figure par ses décors extravagants et l'atmosphère que ceux-ci émettent au regard du protagoniste; d'autre part, ** le Kammerspiel** (ou "jeu de chambre") s'introduit dans une volonté réaliste et intimiste, bien oeuvré de l'acteur Emil Jannings. Murnau opère alors entre ces 2 courants, étroitement liés, rendant ce film beaucoup plus profond qu'il n'y parait. Le titre, Le dernier des hommes semble être l'indicateur précoce de cette profondeur puisqu'il traduit non seulement la déchéance du portier (il est donc dernier dans l'échelle sociale) mais également c'est le seul interprète véritable du film, et par conséquent, le dernier de son espèce (là où, tout ce qui l'entoure semble être vide et fade).
Tout cela m'indique que le contexte historique joue énormément, une fois de plus, et je pense que ce film est un reflet de la société à laquelle l'Allemagne fait face. En 1923, suite à la défaite de la Grande Guerre, l'économie est en chute libre et le pays se retrouver en hyperinflation et l'Allemagne se retrouve dépourvue d'une riche région industrielle, aux mains des français. Il est donc fort probable que ce portier qui se retrouve de tout à rien, est l'exact scénario que nombre d'allemands ont vécu. Le pays tente de se redresser, et malgré l'économie en hausse (suite à un changement de monnaie opérant en fin d'année 1923), la sécurité sociale ne peut être établie.
Ce qui nous amène à notre bonhomme. Le portier ne vit qu'au regard des autres : son vêtement (un vêtement digne, haut de prestige et bien décoré) est pour lui le symbole de la réussite. Portier d'un grand hôtel, il vit néanmoins dans un quartier populaire, avec sa fille prête à se marier. Dans ses rêveries d'ivrogne, il est clairement obnubilé par le grade et l'intérêt qu'on lui confère : perdre sa veste revient à perdre toute crédibilité. Et ce qui devait arriver arriva. Sans préavis aucun, il se fait rétrograder à l'entretien des sanitaires, perdant sa veste et sa dignité. Ri de tous, et dissimulé dans les sombres couloirs de l'hôtel, il n'a plus personne à qui plaire et il ne devient plus l'idole de ses voisins. Il devient donc moqué alors que sa fille est sur le point de se marier - et par conséquent, il portait un regard hautement dirigé sur un avenir prospère grâce à son travail.
Sa déclinaison est immédiate et le film nous montre la débauche dans laquelle il succombe. Il finit totalement prostré, dans son nouveau lieu de travail, n'espérant plus rien. Et c'est là où le titre joue énormément sur la compréhension du film : il est esseulé et personne n'entre en empathie avec lui, si ce n'est le spectateur.
L'UFA, Universum Film AG, la société qui produit le film, trouve que la fin est trop rude et décide de la rallonge avec un happy-end un peu trop extrême. Je pense que cette fin émet l'espoir et si tout bascule dans un sens, la réciprocité peut également opérer. Il devient donc millionnaire suite à un évènement opportun et peut profiter de sa bienséance avec son seul ami, le veilleur de nuit, celui qui lui a montré un brin de compassion.
Outre ce scénario quelque peu banal, Murnau nous propose un torrent de mouvements ! Tilt up, tilt down, travelling, caméra épaule, grue, etc. Le film recèle de techniques très innovantes grâce à l'une de leurs inventions : la caméra déchaînée la précurseur de la Steady Cam ou de la Dollie. Elle peut donc se faufiler partout et créer une proximité inégalée jusqu'alors avec le jeu d'acteur.
Le film étant tourné intégralement en studio, Murnau et son directeur de la photographie, Karl Freund, peuvent contrôler l'intégralité des mouvements. Le jeu de lumière est extrêmement important également et permet de mettre en exergue certaines scènes où le portier est au centre de toute l'attention (ce qui constitue un appui supplémentaire au fait qu'il a besoin de reconnaissance).
Le film ne dispose que d'un seul inter-titre, Ex Machina, où Murnau s'exprime sur l'épilogue rajouté à la demande de l'UFA. Hormis ce dernier, seuls 2 textes apparaîtront, intra-diégétiques et appuieront la dramaturgie des scènes (Le changement de poste du portier et l'article annonçant qu'il devient millionnaire). La mise en scène et le jeu d'acteur parviennent donc, à eux seuls, à transmettre toutes les idées perçues au travers de l'oeuvre.
Au niveau du montage et du cadrage, il y a là aussi un pas de géant : des champs et contre-champs rythmés, des plongées, des contre-plongées, de la surimpression, des fondus et autres trucages SFX (filtres, jeu de l'iris de la caméra, netteté et flou lors des scènes représentant l'ivresse du personnage, etc.).
Si Murnau a déjà prouvé son talent pour le 7eme art avec Nosferatu, il le confirme avec Le dernier des hommes. Bien que l'histoire ne soit pas l'élément central du film, force est de constater que la technique est novatrice et qu'elle inspirera de grands réalisateurs à en devenir comme Alfred Hitchcock ou encore Orson Welles avec Citizen Kane.