C’est le combat du siècle. La confrontation de deux célébrités médiatiques, deux systèmes, deux idéologies. D’une part Charlie Chaplin, Hollywood, la distraction œcuménique, une forme d’incarnation du Bien. De l’autre Adolf Hitler, le nazisme, la barbarie, l’incarnation suprême du Mal. Entre les adversaires, la plus fameuse des moustaches fait le lien. Il faut bien mesurer la modernité morale de ce dispositif : en interprétant à la fois le petit barbier et le dictateur Hynkel, le cinéaste suggère que les deux pôles sont intrinsèques à la nature humaine, qu’ils peuvent revêtir la même apparence et qu’il est de la responsabilité de chacun de pencher d’un côté ou de l’autre. Il abroge d’un seul symbole la prétendue supériorité du peuple conquérant sur une sous-humanité errante. Il suggère qu’il n’y a qu’un uniforme entre le maître et l’esclave, et que cet habit est peut-être l’image d’un simple choix, tout comme un visage identique peut, selon son nom, être sémite ou aryen. Rarement film a été à ce point engagé. Jamais sans doute depuis le J’accuse de Zola, en quelque domaine artistique que ce soit, un homme de bonne volonté ne s’était levé avec autant de courage et de dignité pour offrir sa personne en écran au destin cruel d’une époque en marche. Nul n’était allé aussi loin dans le cinéma de lutte, en dénonçant une politique de l’autruche qui favorisait les prétentions de la lèpre à croix gammée, en s’en prenant nommément à des chefs d’état au pouvoir et ce en dépit des nombreuses pressions émanant des isolationnistes et des diplomates étrangers. Dans la douillette Amérique, Chaplin prenait beaucoup de risques en avertissant du sort de ses frères juifs opprimés d’Allemagne, d’Autriche et de Pologne : la suite l’a prouvé puisqu’à partir de ce film, son pays d’accueil ne cessera de lui vouer une harcelante hostilité. S’il ridiculise des assassins à figures de clowns, il n’en appelle pas moins un chat un chat et Hitler un démon. Ayant conscience de sa valeur, il s’arroge humblement le droit d’offrir celle-ci en holocauste. Renouvelant le combat de David contre Goliath, il brandit sa caméra en guise de fronde face à l’énorme appareil de guerre qui allait ensanglanter l’Europe. Et au sein d’un monde engourdi et inconscient, il administre l’une des plus belles gifles de l’histoire du septième art. La joue du Führer, perdant du match par K.O, en porte encore la marque.
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Au départ, il s’agissait pour Chaplin de sauvegarder l’existence du "petit homme", fût-ce au prix de douces méchancetés. Puis vinrent des comparses heureusement salvateurs : l’enfant du Kid et la jeune femme en détresse qu’incarna Edna Purviance. Avec Les Lumières de la Ville et Les Temps Modernes, il se consacra à certaines classes de la société. Dans Le Dictateur, c’est par continents qu’il procède, vers l’univers entier qu’il se tourne désormais. Le film ratifie l’adieu final à Charlot : devant le basculement fatal de l’Histoire, la proximité du conflit, l’éclosion au-delà de l’Atlantique d’une doctrine d’asservissement capitaliste encore plus névrosée que l’américaine, l’auteur canalise à travers un propos didactique son désir de complexité, d’ambiguïté et d’analyse. Et dans le duel qu’il livre au dirigeant du Troisième Reich, il y a certes le souhait de se confronter à un bastion de la haine, de l’antisémitisme, de l’intolérance et de la folie conquérante, mais aussi une peur intime de la part obscure que se reconnaît tout individu moralement conscient, rejetant l’archétype simpliste du vagabond. Le soldat tomainien du prologue est pourtant un frère de l’ouvrier des Temps Modernes, victime d’une surenchère mécanisée devenue homicide. Il manipule une grosse Bertha dérisoire, désamorce un obus inexplosé, se coltine le vertige absurde d’un canon antiaérien pointé vers le sol, le pilotage à l’envers d’un aéroplane ou le maniement inadéquat d’une grenade récalcitrante. Puis Chaplin monte en ligne tout en dépouillant son mythe de ses attributs : le petit barbier a perdu la mémoire. Après vingt ans d’amnésie, il revient à son échoppe. Insoucieux des marques cruelles qu’impose un ordre social tyrannique à sa condition de Juif, il range, fait le ménage, s’ébroue allègrement comme si les traces qu’il efface étaient celles de la veille. Soudain ses traits se figent dans l’incrédulité anxieuse qui précède la déroute. À cet instant s’esquisse déjà l’épouvante glacée avec laquelle, dans Les Feux de la Rampe, Calvero confrontera ses illusions et sa réalité, face à son reflet devant sa table de démaquillage. Surtout le héros est doté d’un double mégalomane, bouffon et autoritaire, dont il prendra la place à point nommé. Chaplin lui fait abandonner son anonymat, sa sinécure, sa modestie, le pousse vers l’exceptionnel parce qu’il doit lutter contre un être d’exception.
La question qui dès lors se pose est celle-ci : que peut un artiste face à un dictateur ? Ou plutôt : avec quelles armes peut-il l’attaquer ? Le trait de génie de Chaplin est d’avoir compris qu’il ne pourrait affronter Hitler qu’à condition de trouver un terrain commun avec lui. Et ce terrain, c’est le spectacle. Sinistre organisateur d’un show aussi gigantesque que morbide, avec ses immenses rassemblements de foule, ses parades militaires, ses cérémonies pompeuses, son goût de l’apparat, le dictateur est aussi un mauvais cinéaste, entouré d’assistants incompétents. Nul en effets spéciaux : qu’on invente pour lui un parachute new-look, peu encombrant, révolutionnaire, une combinaison garantie cent pour cent pare-balles ou un gaz délétère ("Ça tuera tout le monde !"), et c’est le fiasco absolu. Nul en savoir-faire : qu’il veuille impressionner son allié-rival Napaloni par des défilés, des démonstrations d’armes et des prouesses aéronautiques, et l’affaire tourne à la pantalonnade, au pétard mouillé. Nul en mise en scène : strictement incapable d’assurer le b.a.ba, de synchroniser par exemple l’arrivée d’un train en gare et l’installation du tapis qui doit accueillir son hôte de marque. Versatile qui plus est, capricieux comme un enfant dans le choix de ses plans ou dans l’écriture de ses scénarios guerriers. Ce n’est qu’en rêve que se manifeste son talent, lors de la scène infiniment poétique du jeu avec la mappemonde, dont la valeur allégorique est traitée selon une parfaite harmonie des gestes, des postures, de la musicalité des rythmes et des raccords, sur les notes célestes du Prélude de Lohengrin — jusqu’à ce que la bulle terrestre éclate, métaphore prémonitoire le renvoyant à sa médiocrité. Quand Chaplin ne casse pas son discours par des extinctions de voix ou des grognements de porc, il l’étouffe purement et simplement : le tyran mange une tarte aux fraises qu’il a par mégarde recouverte de moutarde. Plus encore : il le renvoie sans égards, manu militari, dans les placards du muet. La scène épique entre Hynkel et Napaloni à propos de l’invasion de l’Osterlich culmine sur une tarte à la crème. Sans doute n’y avait-il pas pire injure à faire à Hitler que de le ravaler au rang des innombrables figurants du burlesque, anonymes du cinéma.
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Le Chaplin classique, le mime exceptionnel, quant à lui, non seulement demeure mais se voit projeté au sommet de son art. Face légère, il suffit d’évoquer les pointes aériennes de la danse au rebord du trottoir, consécutive à un coup de poêle à frire, ou bien l’hilarante séquence des pièces de monnaie avalées et hoquetantes, tout droit sorties des Lumières de la Ville. La comédie fuse en un festival de trouvailles égrenées si discrètement qu’elles frôlent le passage inaperçu : le coiffeur qui mire son nœud de cravate dans le crâne luisant de son client chauve, le maniement des rasoirs sur la Cinquième Danse hongroise de Brahms, les statues célèbres revues et corrigées qui, de la Vénus de Milo au Penseur, lèvent au ciel un bras arbitraire, tendu dans un fanatique "Heil Hitler !" Face grave, la simple scène où le barbier regarde flamber sa maison vaut tous les arguments. Choisissant délibérément la difficulté, voire l’impossible, le comédien joue de dos : un arrière-plan de carton-pâte de toits d’où s’élève la fumée, derniers vestiges des ruines de la boutique chérie, au deuxième plan Paulette Goddard — si belle, si rayonnante, fougueuse et vibrante comme elle ne l’a peut-être jamais été — s’épuisant en dérisoires paroles de vain réconfort avant de s’effondrer à son tour de chagrin. Et immobile, silencieux, après avoir dit cette seule phrase : "Je perds tout ce que j’avais", Charlie, statue de désespoir. Rendant férocement coup sur coup, il réduit à leur véritable dimension les puissants des régimes totalitaires : des pantins grotesques que de formidables inventions et une série de traits caricaturaux éreintent dans toute leur suffisante petitesse (les fauteuils à élévation, la dispute à coups de plats nationaux, la constellation de médailles sur le poitrail de Herring)… Mais si cinglante et dévastatrice qu’elle soit, la satire délivre un goût amer avec son cortège tragique de brimades, de pogroms, de lynchages, d’humiliations et de camps de concentration. Hynkel jouant insouciamment du piano tandis que le ghetto est mis à sac par les troupes de choc, c’est Néron grattant de la lyre pendant l’incendie de Rome.
Fortes de cette clairvoyante lucidité, de cette ironie acérée par la colère et galvanisée par l’urgence de l’actualité, de ce pathétique naissant de la farce et de la parodie, de cette émotion qui sourd d’un regard ou d’une attitude, les deux heures de l’œuvre font parcourir à l’auteur l’intégralité de sa carrière. Chaplin ouvre sur un rappel voulu aux temps héroïques des bandes comiques de Mack Sennett puis jette progressivement le masque pour parler en tant qu’homme, celui-là même qu’il est devenu. Au début du film, le monologue d’un Hynkel plongé dans une transe hystérique est éructé en une glossolalie de borborygmes gutturaux qu’agrège une syntaxe aberrante. De ces convulsions oratoires agissant comme une imprécation soûlographique, une invective parfaitement compréhensible se détache pourtant et fait l’effet d’un coup de couteau, jusqu’à en effrayer les micros : "Juden ! Juden !" A contrario, quand le barbier métamorphosé par quiproquo en faux despote monte le grand escalier de Nuremberg et prend la parole, devant des milliers de robots alignés, ce n’est pas tant la voix de Chaplin qui se fait entendre que celle anonyme de n’importe quel citoyen du monde, nouée par le spectacle apocalyptique qui a lieu. Son plaidoyer enflammé, juxtaposant des accents marxistes à des extraits de l’Évangile selon saint Luc, ne s’adresse à personne en particulier puisque, lancée au-delà du temps et des espaces, il tutoie l’humanité toute entière. Le fascisme du premier fait du bruit, la sagesse de second fait du sens, presque de la musique, quasiment un hymne. L’un piétine et vocifère, l’autre exalte et transporte. Jusqu’au moment où, comme dessoûlé par les ovations de la foule, Chaplin le prophète redescend sur terre pour s’adresser à la seule Hannah, sa fiancée dans le film, son épouse dans la vraie vie mais aussi le prénom de sa mère : "Lève les yeux, Hannah ! Lève les yeux !" Il n’est alors pas interdit de pleurer à grandes eaux. On est comme au dénouement des Temps Modernes : face au monde, le clochard et la gamine, deux amants, deux amis, deux enfants sauvages, deux esprits libres vivant leurs désirs. Le dictateur meurt d’une maladie brutale qui lui est fatale : l’humanisme. Et l’implacable mise en accusation de se convertir en acte de confiance éperdue, l’artiste magnifiant un mélodrame qui, à ce degré d’idéalisation, accède à l’universel.
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