Thèse : Le Genou d’Ahed n’est pas un film sur les méfaits du gouvernement israélien.
Qu’on soit bien d’accord – je ne doute pas un seul instant du peu d’affection que voue Nadav Lapid aux autorités de son pays. Mais est-ce le sujet du film ? Non. Le côté brûlot n’est pas vraiment là ; le dégoût de la politique israélienne est presque un présupposé du film et du scénario, un prédicat duquel le réalisateur part.
Si Le Genou d’Ahed est à charge contre quelqu’un, c’est moins Benjamin Netanyahu, et plus contre son propre réalisateur, ou en tout cas son double cinématographique qui sert de « héros » au métrage, et qui partage avec lui tant une carrière dans le cinéma qu’une collaboration proche avec une mère à présent décédée. S’il a un sujet, c’est ce moment où le sentiment de supériorité morale, même justifié, s’aigrit, se caille, se coagule en quelque chose de cynique, de violent, de monstrueux.
L’argument du film est simple. Un réalisateur débarque au fin fond du désert, rencontre une fonctionnaire du ministère de la culture qui veut lui faire signer des papiers qui limitent les sujets desquels il peut discourir en public – s’en suit un jeu de pouvoir. Simple – moralement simpliste, même. Sauf que. Cette Yahalom, la fonctionnaire en question, n’est pas une espèce de rond de cuir lobotomisé, une conservatrice ou une intégriste. C’est une femme intelligente, cultivée, libérale et progressiste. Elle admire sincèrement les films expérimentaux du réalisateur, le fait venir jusqu’ici parce qu’elle croit en une mission de dissémination de la culture. Mais lui, presque instinctivement, veut la détruire. Parce qu’elle s’est compromise, qu’elle a accepté de collaborer avec le gouvernement – en tout cas, c’est comme ça qu’il le voit. Dans les faits, elle a probablement fait plus de bien au pays que lui. Elle est sur place, sur les lignes de front, essayant de répondre aux besoins du peuple, d’enseigner, de faire une politique de terrain, douce, compatissante. Peut-être même qu’il la jalouse …
Derrière le masque de la justice sociale, des grandes causes, on dissimule plein de choses. L’envie. L’amertume de ne pas être apprécié à sa juste valeur (les personnes à qui son film est projeté semblent le trouver assez ennuyeux, et pas grand monde se pointe). La colère devant le décès d’un être aimé. Tout ça se sublime en une espèce de rage, de détestation rituelle – qui se voudrait sainte, mais qui n’est en fait que petite, mesquine. Lapid aurait pu faire ce film sur les réseaux sociaux, ça aurait marché. Il ne l’a pas fait, et tant mieux, c’est plus créatif, plus fort comme ça. Mais le mécanisme est le même : comment faire pour rester juste dans une société injuste ? Est-ce que la violence et l’oppression dont on fait l’expérience ne sont pas vouées à être retournées, réemployées contre quelqu’un d’autre ? C’est presque surprenant que les médias conservateurs aient généralement détesté ce film : c’est pourtant une des meilleures critiques de la gauche globale contemporaine que j’ai pu voir récemment, une des plus perceptives. Faut-il donc croire que les conservateurs sont juste mauvais en critique de cinéma ? (Oui, mais on le savait déjà). Le Genou d’Ahed – un film sur le fait que les victimes peuvent toujours encore être bourreaux.
Après tout, le film commence sur le tournage d’un film, un film sur cette jeune Ahed dont le gouvernement israélien veut la peau. Une Ahed que le personnage du réalisateur exploite déjà – se servant d’une vraie résistance, politique, pour faire sa soupe, pour faire chanter du punk à des nanas, en récupérant son image comme on le ferait avec un t-shirt Che Guevara. Il y a quelque chose de vampirique dans la figure du réalisateur, dans l’utilisation que ce film fait du cinéma. Et ça ce confirme quand il fait de cette autre femme, Yahalom, sa proie (et son actrice involontaire, par la même occasion). Il fait un film qui critique la violence faite aux femmes au nom de la politique … avant de faire violence à une femme au nom de la politique.
La scène pendant laquelle cette violence a lieu est un vrai morceau de bravoure, et l’endroit où je pense que les mauvaises interprétations du film se cristallisent. Le personnage du réalisateur conspue Israël pendant cinq, dix minutes, en monologues interminables, hurlés à la caméra. C’est long, artificiel, pas bien écrit. Mais ceux qui prennent tout ça au premier degré font une erreur – au cinéma, un monologue bien choisi, une petite réplique, un montage subtil et efficace, permettent de faire passer une idée bien plus efficacement qu’une vomissure verbale continue. La scène est clairement construite pour que le spectateur – même, et surtout, le spectateur qui est en opposition avec le gouvernement israélien – soit rendu aussi inconfortable que possible devant un tel déferlement de violence, plus proche des Deux Minutes de la Haine à la Orwell que de n’importe quel réel argument.
Tout le film est construit autour de cette scène. Comme une prise d’otage dont le spectateur est victime. Les mouvements de caméra (au demeurant impressionnants de créativité) sont brusques, agressifs, balancent le spectateur de gauche à droite comme pour lui donner la gerbe. Lapid nous montre une caméra utilisée comme une batte de baseball pointée tout droit vers notre visage. La violence, encore une fois. Tous les états de la violence - désincarnée et réduite à l'état de blague dans un clip ou des soldats dansent dénudés; presque comme une incertitude quantique quand le réalisateur nous raconte cette histoire à tiroirs où il occupe tous les rôles et aucun (mais est quand même, à la fin, le lâche, le manipulateur, le complice - un de ses rares moments d'honnêteté).
Une violence peut-être inhérente à l’art, au fond. Parce ce que le réalisateur essaye de faire à Yahalom, c’est de la transformer de force en artiste, en muse (avec une dimension sexuelle bien inconfortable là-dedans, aussi). Il essaye de lui faire dire son texte, de lui faire lire un scénario pré-écrit. De lui faire atteindre (paradoxe !) l’orthodoxie. Et il est signifiant qu’à la fin, il n’envoie même pas le fichier audio de ces confessions, qui étaient censées pouvoir faire trembler le gouvernement : d’un côté, il prend peut-être conscience de sa propre monstruosité et s’arrête avant de franchir le pas ; de l’autre, il a déjà pris son pied, récupéré un peu de pouvoir, un peu de contrôle, dans un monde impitoyable.
Et les victimes, les vraies, restent au final toujours les mêmes : les femmes, bien évidemment, israéliennes comme palestiniennes. Et les gens ordinaires : ces agriculteurs qui montrent au réalisateur leurs champs de poivrons dévastés par la maladie (dans une scène sublime), sans qu’il ait l’impression d’en avoir rien à foutre. Peu importe que leurs bourreaux soient des bureaucrates conservateurs, ou des libéraux convaincus d’être animés par le feu de la Cause, alors qu’ils sont aussi dégueulasses que n’importe qui dans l’autre camp.
Le film est donc, au bout du compte, un exercice fondamentalement honnête, fondamentalement humble. Qu’un réalisateur s’auto-critique d’une manière aussi violente, c’est rare, rare et admirable. Le Genou d’Ahed est une étude sans compromissions des limites du cinéma politique, des limites de son propre créateur, et de l’idée même de révolution dans le monde contemporain. Encore que. Peut-être que le vrai cinéma révolutionnaire, c’est celui qui porte sur l’échec de la révolution. Qui, en analysant les causes de cet échec, peut, espérons-le, nous apprendre quelque chose, et nous préparer à être meilleurs si un grand soir hypothétique vient à arriver.
Comme le disait le musicien, poète et activiste du mouvement des Droits Civiques aux USA, Gilles Scott-Heron: "the revolution will not be televised."