Abbas Kiarostami reprend la route. Son personnage principal est un quinquagénaire probablement issu d'une classe sociale aisée et cultivée, Monsieur Badii, qui quitte les faubourgs de Téhéran au volant de sa voiture. Drôle de type que ce Monsieur Badii. D’abord, on met un temps fou à connaître son nom. Et il ne s’élève pas moins de poussière sous les roues de cette histoire avant qu’on ne découvre la raison qui le pousse à rouler obstinément dans son vieux tout-terrain blanc, alpaguant au pas-sage des hommes pour leur proposer, d’un air lugubre et mystérieux, un travail bien rémunéré, du genre qu’ils n’ont pas l’habitude de faire. On hésite à première vue entre l’entrepreneur frauduleux et l’homosexuel en maraude, cette dernière hypothèse étant retenue par l’ouvrier d’un chantier qui s’apprête sans autre forme de procès à lui casser la figure. Pourtant, ce qui motive Badii est incomparablement plus étrange. Dans l’intention d’en finir avec la vie, il cherche quelqu’un qui veuille bien accepter de conclure le marché suivant, dont le méticuleux protocole est fixé au lendemain matin : l’appeler deux fois par son nom, lui tendre la main s’il répond, et sinon l’enterrer sur place, en cet endroit auquel il conduit à tour de rôle ses interlocuteurs. À ce petit jeu de la parabole ambulatoire, les divers personnages qu’il croise en chemin — dont un jeune militaire affolé, un étudiant en religion et un vieux taxidermiste pétri d’humanisme — s’ajoutent comme autant de spectres typologiques. Tels les faux amis du Job biblique, chacun essaie à sa manière, c’est-à-dire par un discours prévisible, de le convaincre qu’il est dans l’erreur et que sa révolte est blasphématoire, peu importe que ce soit à l’égard de la raison, de Dieu ou de la vie.


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Loin de rendre les choses plus claires, la révélation du projet de Badii entraîne un carambolage de questions supplémentaires : qui est cet homme au bout du rouleau ? Quelles sont ses raisons ? Politiques ? Personnelles ? De tout cela, jusqu'au terme de l’histoire, on ne saura rien : cet individu est à proprement parler une énigme ambulante, dont l’unique destination est un trou. Façon de dire qu’il est le commun des mortels. Si la sous-information concernant le protagoniste est un détonateur romanesque suffisant, c’est qu’elle est sans cesse contrariée voire contredite, c’est-à-dire enrichie, par une pullulation de sur-informations nécessaires. Quel est vraiment le sujet du Goût de la Cerise ? Un conte sur le goût de la vie ? Une métaphysique sur l’envie tout aussi dévorante de la mort ? Une composition sur la fondamentale question du suicide ? Une philosophie stoïcienne à la manière du poème d’Omar Khayyam qu’il met en exergue ? Toutes ces hypothèses se tiennent mais elles ne cachent ni ne gâchent pour autant d’autres curiosités éveillées, d’autres plaisirs suscités, libres de choix comme on dit d’une photo qu’elle est libre de droit. Toutefois la réponse est d’abord à chercher aux bordures du film, dans les recoins des plans. On peut le contempler comme une peinture sur le soleil couchant et la gamme d’ocres abstraites qui roussissent le paysage, ou bien comme un direct live sur les progrès des débris industriels qui, là-bas comme ici, abîment consciencieusement la périphérie des mégalopoles. L'Iran ressemble à un mouroir où les hommes sont tous enrégimentés ; rien ne permet de distinguer les cours d'école des bases militaires ; les ouvriers sans travail draguent ceux qui sont susceptibles de leur en donner comme des putes sur le trottoir. Les films de Kiarostami ont toujours secrété un sensualisme diffus, une aptitude à capter l'érotisme d'une femme sous un voile, à faire croire à la repousse de la vie même après un terrible tremblement de terre. Ici, sans renier son goût pour la matière du monde, il insiste davantage sur un coteau calciné, un soleil de plomb et des tonnes de poussière qui se déversent sur la terre comme les prémisses d'un ensevelissement. Sa démarche est celle d’un artiste élémentaire, qui sait que rien n’est plus difficile que de saisir le cheminement d’une pensée à travers sa matérialisation à vue. Parce que Le Goût de la Cerise emprunte la forme de la fable, on s'attend à une morale. Elle adviendra, mais n'aura guère l'effet escompté.


L’un des marqueurs les plus caractéristiques de ce cinéma réside dans son rythme particulier : c'est par un jeu subtil de répétitions et de variations que l’histoire nous entraîne. On est d’emblée pris dans l’étau d’un dispositif fondamentalement kiarostamien, dit de la voiture-cinéma, qui retrouve ici une force quasiment hypnotique. Il y a réellement des moments où le véhicule agit sur le spectateur comme sur les passants du début, à la manière d’un aimant où vient bêtement se coller le regard. Badii roule dans les plis et replis des grandes dunes de terre, arpente sans arrêt la même route tortueuse, passe et repasse sur la même colline, devant le même arbre, suit un tracé commun à chaque nouvelle déclinaison de la situation. Et le film invite peu à peu, à force de réitération, à changer notre perception des choses. Son principe tient quasiment de la berceuse : il est à la fois très simple et très complexe, et fait du récit un bloc par la ténuité de la fiction, la clôture du système, le jeu très serré des champs-contrechamps et, plus largement, la densité presque américaine du découpage. Mais ce bloc se fissure de toutes parts à la seule force de décisions arbitraires, sans qu’il y ait entre elles le moindre effort de liaison. En impliquant ainsi le spectateur dans ce qu’il voit, en l’invitant à creuser ce qui, a priori seulement, semble n’être fait que d’une simple surface, Kiarostami invente comme une pédagogie du regard. La même méthode ricoche dans le discours des gens rencontrés par Badii. Le taxidermiste tâche ainsi de lui redonner l’appétit pour l'existence en lui en vantant les bienfaits, en premier lieu la saveur des fruits. Mais le désespoir sans fond qui ronge le film est plus fort que ce panégyrique épicurien. Même si le récit ne tranche pas, qu’il emmène au seuil de la décision du personnage sans en dire davantage de ce qu'il se passera, tout le film travaille à rendre tangible qu'il y a finalement davantage de raisons de tout arrêter que de continuer à vivre.


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L’erreur consisterait cependant à ne voir dans cette œuvre qu’une parabole et dans son économie le prétexte d’une interprétation à sens unique. Il n’est d’ailleurs pas interdit de l’interpréter comme une sorte de grande farce, habitée par un sens aigu de l’absurde et traversée par un comique terrible et paradoxal à la Kafka. De même que le décor ordinaire d’une zone en construction se révèle un inépuisable terrain d’aventures pour toutes les métaphores, l’épure de la construction suggère une floraison de commentaires. Il paraît ainsi que ce conte à mourir debout est un vrai manifeste sur la meilleure façon de ne pas vivre couché, sur le plan politique aussi bien que philosophique. Mais on pourrait également mettre l’accent sur l’art de ménager le suspense, sur la dimension surréalisante et humoristique de la narration, ou bien encore sur l’idée selon laquelle on n’a jamais autant besoin d’autrui qu’au moment où l’on veut s’en passer. Ainsi la mise en scène, en ne recourant qu’à des moyens d’une extrême simplicité — travellings véhiculaires et dialogues sur le mode marche-arrêt — parvient à faire d’une idée (l’existence prouvée par le néant) une forme (le mouvement prouvé par l’immobilité). Qu’est-ce qu’en effet que Le Goût de la Cerise, sinon une marche funèbre où la poussière ne s’élève que pour mieux retourner à elle-même, une fable squelettique où un homme sillonne dans sa caisse un monde en chantier, débarquant sitôt qu’embarqués ses passagers ? La force insurrectionnelle évidente du film est d'affirmer que, même sur quelques vérités (religieuses, idéologiques) incontestables, il est permis de douter de tout, y compris de la plus commune des évidences, celle qui voudrait que la vie vaille la peine d'être vécue. Et s’il parle évidemment de l’Iran d’aujourd’hui, de la difficulté d’y vivre et d’y faire du cinéma, il parle surtout de l’homme, de sa condition et de sa seule liberté incontestable, celle de choisir, si telle est sa volonté, l’heure de sa mort. Quoi de plus subversif, face à un régime fait de certitudes, que d'introduire du doute, se propageant comme un virus dans un programme de vérité ?


Ce doute métaphysique constitue le personnage, qui assène un filet d’arguments-massue mais, parce qu’il n'est pas non plus certain de vouloir mourir, ne demande aux autres que de lui faire remettre en question sa décision. Il trouve un prolongement d'une totale limpidité dans le style fuyant où rien n'est jamais posé de façon définitive, où le sens reste dans l'ombre. Comme son personnage, Kiarostami n’hésite pas à changer de tactique chemin faisant, à insérer une ellipse brutale dans un temps continu, ou à faire surgir de nulle part le deus ex machina qui sied à son interrogation. Il est tel un Virgile persan qui aurait tourné le parfait poème des temps modernes. "Tout ce qui est bon va à la terre", commente Monsieur Badii, trouvant "agréable" le lieu qu'il a choisi pour y reposer. Il a erré comme une âme en peine toute la journée autour d'une tombe qu'il a creusée lui-même. Après s'y être fait conduire la nuit par un taxi, il allume une cigarette puis s'allonge à même le sol. Une orageuse éclipse de lune plonge alors son visage dans le noir absolu, tandis que tombent les premières gouttes de pluie qui lui procurent sans doute sa dernière sensation à fleur de peau. Mais ce n’est pas la fin du film. Après un fondu qui happe le personnage, quelques plans supplémentaires dévoilent les coulisses du tournage. On pourrait presque reprocher au réalisateur de vouloir nuancer la violence de son propos, de se dédouaner en rétorquant que tout ceci n'est que du cinéma, et que la vie continue. Cette conclusion en forme de post-scriptum, difficile à appréhender, rajoute beaucoup d'indécidable à un film perpétuellement en état d'inquiétude. Selon ce qu’on croit, elle peut être considérée comme une rupture ou une apothéose. Elle est sans doute les deux à la fois, laissant en suspens cette question : qui est le mort, et qui est le cinéaste ? C'est toute la réussite de l’entreprise d'être à la fois un geste d'une vraie radicalité, une affirmation de cinéma d'une extrême netteté et un film mystérieux, troué, ouvert. Pure œuvre d’art, Le Goût de la Cerise est comme un avis de recherche lancé après lui-même.


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Thaddeus
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le 6 juil. 2014

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