Un retournement cachant un recouvrement
Le krach boursier, tout le monde connaît. Mais les explications de sa genèse semblent souvent étrangement obscures lorsque les médias de masse nous les narrent... Gérard Mordillat se propose d'enseigner, par une irrévérencieuse fable, les différentes étapes de cette descente aux enfers du sacro-saint Wall Street. Ouvrez vos oreilles, naïfs péons
Le public était en droit d'attendre un film qui dérange, une oeuvre subversive révélant la vérité vraie sur les responsables de la crise financière, levant le voile dont les médias populaires revêtent la réalité, en s'acharnant à décriminaliser les sphères de la haute finance. N'en déplaise aux partisans de l'école documentaire, le Grand détournement se place d'abord comme une fiction, l'adaptation d'une pièce de théâtre de Frédéric Lordon, économiste français.
Mais qu'est-ce qui dérange, au sein de ce pas si long-métrage que personne n'a voulu produire? Il s'agit en quelque sorte d'une fable didactique démontrant, par une succession d'actes, le pourquoi du comment du krach économique que même les ermites n'ignorent plus. Le spectateur moyen devrait apprendre ici l'immonde stratagème mis en place par les banquiers pour que l'Etat ne puisse plus sortir de sa dépendance envers eux. Les enjeux et la multiplicité des intervenants se voient épurés, bien sûr, ce qui facilite habilement la compréhension de l'ignare en la matière. Par contre, conserver l'écriture en alexandrins de la version sur planches lui rendra à coup sûr la digestion bien moins aisée. Mauvais calcul. Déjà que le film de Mordillat ne bénéficie pas d'une large diffusion, s'il embue de plus belle son impact potentiel par une verve, bien que pourvue de pétillantes joutes verbales, hautement intello, on doute que la missive atteigne son but. Les douze pieds marchent six fois trop vite pour le non-initié à l'envers du décor.
On déplorera également un propos dont la forme trop caricaturale dessert le sérieux ambitionné de son fond. Un président de la République simplet qui joue à un Gameboy rose, d'accord, c'est rigolo, mais ça évoque maladroitement la farce fictive et non l'exposition rationnelle d'un Etat plumé et d'une économie déchue. Un triple objectif du réalisateur (didactique, intellectuel et parodique, donc) qui diminue considérablement l'efficacité de son message. Ces moqueries aident tout de même à transmettre les idées dégagées et l'ensemble reste plaisant à regarder, notamment grâce à une courte durée neutralisant la potentielle lourdeur des répliques versifiées. Le spectateur sera époustouflé par de savoureuses performances d'acteurs, comme l'inconnu Jean-Damien Barbin en banquier figurant l'oiseau de malheur, ou l'insoupçonné Patrick Mille (qui a tout de même joué dans Les dents de la nuit un ersatz de Scary Movie - pléonasme, pardon), incarnant un conseiller qui propose d'ingénieuses solutions à la crise. Dommage que l'enrobage fasse défaut : les décors, voulus dépouillés pour oppresser, comme la musique d'ascenseur, se révèlent tristement pauvres, malgré quelques symboliques intéressantes.
Cette critique acide des banquiers aura au moins le mérite de provoquer le grand retournement dans la tombe de l' «amie» Margaret.
Boris Krywicki, juin 2013 pour Le Poiscaille n°33