Certains se sont contentés d’inventer le filament de tungstène, l’ampoule électrique ou la bougie en suif. Terrence Malick, qui devait s’appeler Dieu dans une autre vie, a créé la lumière du monde. Les oiseaux, aussi. Les aras bleus à bec d’or, les aigles royaux aux ailes immenses. Et puis les herbes glissant sous le vent comme des notes de piano, les océans couleur de lune, les palétuviers en papier d’argent qui clignent des feuilles en renvoyant des reflets d’améthyste. Il ne tourne qu’à l’aube ou au crépuscule, ces heures magiques où le silence même semble sculpté dans le soleil. Le Nouveau Monde renforça encore davantage son statut d’électron libre du cinéma mondial. C’est sans doute la malédiction des plus grands. Considérer l’auteur avant ses films, se laisser aveugler de folklore et de fantasmes, juger l’œuvre à travers le miroir déformant de l’aura d’un homme. Malick n’échappe pas à la règle et parler de lui, c’est se trouver face à une infranchissable ligne de front. D’un côté les sceptiques qui, tout en reconnaissant sa singularité et son talent, se heurtent à cette béatitude qu’ils jugent naïveté, à cette emphase qu’ils identifient comme pompe, enflure, solennité. De l’autre les exégètes idolâtres imposant les majuscules sur le maître, le génie, et rendant difficiles les discours critiques tant ses images d’une extraordinaire beauté laissent sans voix. La comparaison ad nauseam avec Stanley Kubrick est bien la preuve de cet inconfort : voilà qu’avec ce quatrième long-métrage en plus de trente ans, l’ermite texan fait son Barry Lyndon. Tous deux seraient ainsi de l’espèce des reclus mégalomanes, des perfectionnistes maladifs, représentants d’un cinéma total proche de l’intimidation. Pourtant nulle infatuation n’est de mise ici, simplement la confiance dans un langage ô combien personnel afin d’aller au-delà des représentations passées, de renouer avec la puissance perdue des plans, matières de nouvelles formes de récit. Si l’on considère qu’il existe dans le septième art quelques héros de la résistance pour raviver l’espoir d’une "écriture des lumières", alors Malick y a définitivement sa place.
En 1607, trois caravelles aux voilures gonflées de triomphe accostent majestueusement sur les rives d’un fleuve de Virginie. Là une poignée d’hommes décident de bâtir leur avant-poste et entrent en contact avec les naturals batifolant depuis des lustres sur ces rivages inconnus. Déjà la douceur des gestes, la suavité chorégraphique des déplacements, l’insolite inversion du point de vue relèguent à de vagues souvenirs clichés et conventions de la fresque historique traditionnelle. Rien de surprenant à ce que le réalisateur, poursuivant la rêverie sur la Nature entamée avec La Balade Sauvage, soit remonté à l’Amérique des origines et à la plus romantique de ses légendes. Le cadre fictionnel volontairement borné, délimité par la connaissance populaire de l’histoire de Pocahontas, pouvait contrarier l’ampleur de son ambition. Or il traduit l’évolution d’un cinéma qui depuis La Ligne Rouge se confronte à des sujets plus vastes, comme s’il fallait pour Malick passer son style et son système au révélateur du poids de l’Histoire, des mythes ou du cosmos. Cette approche se manifeste autant par sa radicalisation esthétique (découpage pointilliste tout en boucles et ruptures, pauses et accélérations, échos et rimes) que par une mutation narrative qui transforme le scénario en un récit vaporeux mais tranchant, dont l’unité est maintenue avec un équilibre de funambule. Au cœur de la méditation, le personnage de Pocahontas, gracieuse émanation des fécondités nourricières du jardin originel : si l’opéra de Wagner ouvre l’ode comme on entre en lévitation, c'est parce que la princesse est l'ondine du poème, et que les pionniers en sont les gnomes. Ceux-ci convoitent la richesse du sol, et rien ne pourra rassasier leur appétit de conquête. Ainsi profanée, l’aurore va se ternir et s’estomper, aussi inéluctablement que L’Or du Rhin coule vers Le Crépuscule des Dieux.
Car avant même d’être défrichée, la terre est arrachée aux peuples autochtones, comme le signale le plan saisissant de la hallebarde filmée en contre-plongée et se dressant menaçante au-dessus de la verdure. Les épidémies achèveront ce que l’épée et la croix n’auront pu accomplir. Au lieu d’honorer la magnificence de la création, la chrétienté va précipiter sa destruction. La découverte du continent virginal promettait pourtant à ses explorateurs une régénération, peut-être même une rédemption. Du moins pour ceux à l’écoute de l’entité que les Algonquins nomment la Mère cosmique et qu’Emerson appellera l’Over-soul, l’âme supérieure présidant aux noces de la vie et de la mort. Nymphe et vierge, sainte et païenne, fille de l’eau et de la forêt, Pocahontas est en communion permanente avec le Grand-Esprit. Elle trouve la joie dans tout ce qu’elle voit, dans tout ce qui est. C’est pourquoi elle accueille John Smith comme un compagnon pour ses jeux de plein air, ses roulés-boulés, ses ondoiements sous-marins : paré du prestige de l’ailleurs, il est un roi mage, un sorcier, un dieu peut-être. Le cinéaste compose un réseau de métaphores qui l’associe à chacun des éléments. Elle est à la fois graine et fleur, huître et torrent, nuage et ondée, étincelle et feu follet. Pour cette fée de l’harmonie panthéiste, Malick convoque à nouveau le carnaval des animaux, sauvages ou domestiques : mouettes et sauterelles, perroquets et bœufs de labour. Son premier surgissement dans la savane est précédé de l’envol d’une colombe. Et quand elle s’unit à son amant, elle lui fait don de la plume plantée dans sa chevelure.
À rebours de la méfiance, de l’inquiétude et de la fureur qui lui sont d’ordinaire associées, la rencontre des civilisations antagonistes s’opère dans un ravissement, un enchantement réciproque. On se regarde, on se frôle, on se sent. Témoin le concert des deux voix off qui ne cessent de s’interroger sur leur destinée et le spectacle du monde. Ce questionnement intime tient à la fois de l’effusion et de l’incantation : chacun converse avec sa conscience dans un environnement où tout lui parle. Cette mélodie de l’indicible exprime leur communauté spirituelle, les monologues convergeant peu à peu comme des affluents se rejoignant dans une même rivière. Quelle n’est pas la révérence de Smith devant la houle qui plie et déplie les hautes herbes, les vagues d’oiseaux qui sillonnent le ciel, et cette lointaine musique éolienne des orages que chantera Thoreau. Une créature dansante émane du champ de fleurs telle un farfadet ou la Charmeuse de serpents de Rousseau. Le soudard émerveillé scrute l’apparition avec la même ferveur que le paysage, comprenant qu’elle est une invitation à faire table rase. Des murmures de félicité qui posent des mots sur l’ivresse des sentiments, des flux alchimiques qui relaient les battements d’aile, la tiédeur de la pluie, la caresse de la brise, le roulement du tonnerre, l’odeur de la terre humide, la féérie des azurs verts, la circulation des sèves, le rutilement du soleil à travers les feuillages. C’est sans doute cela l’amour, ces impressions secrètes que l’on susurre, cette hébétude illuminée dans le regard, ce tohu-bohu sensuel, ce quelque chose de sacré qui fait fondre l’âme et le cœur.
La narration fait couler les stases les unes sur les autres selon une ligne orchestrale continue, multiplie gouffres et ellipses en un même vertige hallucinatoire. Elle refuse de choisir entre ce qui cale et ce qui décale, prolonge le voyage au-delà de sa destination supposée, ne s’offre pas seulement comme un chant dédié à la Terre, mais comme un chant de la Terre elle-même. Les coupes et soubresauts du montage, tout comme la mobilité surnaturelle et la légèreté d’abeille de la caméra, favorisent un état d’extrême réceptivité, et chaque épisode, chaque fragment se présente à la manière d’un flash chu de quelque désastre ou éblouissement. Dès qu’il y a un changement de plan survient une nouvelle configuration d’espace, une déroute, un glissement du compas sur la feuille. Par son ultra-sensibilité impressionniste, la mise en scène invite à la magie d’une contemplation transcendante, enregistre la quintessence d’une aventure intérieure et d’un émoi partagé. Pourtant Smith pressent que cette oasis n’est déjà plus qu’un songe, comme le lagon mélanésien où se prélassait Witt dans La Ligne Rouge. Si l’illusion peut prévaloir dans les bois profonds, elle se dissipe hélas sur la berge, où les pionniers ont commencé de s’implanter. Le nouveau monde a cessé de l’être dès l’instant où l’ancien s’est mis à le refaçonner à son image, violant le sanctuaire, cadastrant le territoire, rentabilisant les ressources, évangélisant les esprits, important ses règles de propriété et de compétition, ses injustices et ses inégalités. Le Frontière est appelée à reculer sans cesse, et il faudra la chercher toujours plus à l’Ouest, la poursuivre jusqu’à la côte Pacifique puis au-delà — sous les cieux polynésiens ? La pastorale se mue en lamento d’une romance condamnée. De la rencontre de l’Autre auraient pu naître une coexistence pacifique, un métissage idéologique ; elle ne mène qu’à son exclusion, l’exode des Amérindiens annonçant le honteux ethnocide à venir. Et les efforts des amoureux pour franchir la ligne de démarcation indiquent que ces barrières mentales et culturelles sont encore plus insurmontables que les vastes océans.
Le lyrisme malickien prend ainsi la forme d’une longue complainte, d’une musique de deuil qui a pour nom élégie. Chez lui la perte de l’innocence relève moins de l’Histoire que de la métaphysique, avec ce scandale du mal au paradis. En témoigne le retour de Smith au fort devenu cloaque, miné par la faim, les maladies et les dissensions, tandis qu’un petit cerbère émacié le guide comme dans les enfers. Et bientôt se creusent sur l’empire brisé des Powhatan les gouffres venteux de la désolation. Pour autant le propos ne verse à aucun moment dans un rousseauisme candide, ne se résume jamais à l’adoration simpliste d’un monde primitif. Des deux côtés il y a des lois, des tabous, des prisons. Pocahontas se doit à son peuple, Smith à la couronne d’Angleterre, et toute transgression est chèrement payée. L’un est destitué puis torturé, l’autre répudiée par son père. La générosité de l’héroïne se retourne contre elle : en sauvant les colons de la famine elle leur permet de s’incruster, d’élargir leurs possessions. Elle sème la vie mais récolte la poudre, le sang et l’exil de sa tribu. Smith va errer sur les mers tandis que sa bien-aimée se morfond, meurtrie, abandonnée de tous, jusqu’à vouloir s’ensabler vivante. Les voici devenus des proscrits de l’amour, des rêveurs amputés de leur rêve, qui se mettent à douter de l’existence du bonheur et à ne plus croire au miracle de leur idylle : incertitude aussi lancinante qu’un regret. Pocahontas est vouée à passer de la plénitude bucolique à l’apathie, de l’euphorie animiste à la dépression, de la sylphide édénique à l’épouse anesthésiée, belle des champs devenue congelée. Ce en quoi Le Nouveau Monde renvoie au Tabou de Murnau, où le nirvana terrestre se muait pareillement en limbes morbides.
Une fois que le capitaine a renoncé à déserter, il ne reste plus à la jeune femme qu’à franchir la frontière ethnique, à accepter l’acculturation. On s’emploie à l’alphabétiser, à la corseter, à en faire une puritaine ("Rebecca" en vient à cacher pudiquement ses genoux). Mais le cœur reste son seul guide : aussi introspectif que Smith, Rolfe peut d’autant mieux le remplacer qu’il pose et se pose les mêmes questions. À Windsor, on ne prie plus face au firmament mais entre les piliers d’une cathédrale. La forêt profonde fait place au parc à la française, avec ses jardins bien carrés, ses topiaires taillés en cône, ses buis au garde-à-vous. Domestiquée, assujettie aux contraintes de la géométrie, la nature n’est plus que décor. Cet Indien assis torse nu, égaré dans un fauteuil du manoir mais qui s’envole soudain tel un esprit, ce Noir africain, déraciné lui aussi, dont le regard croise celui de Pocahontas dans la rue, sont les fantômes qui hanteront la mauvaise conscience de l’Occident. La fille de Powhatan scrute l’horizon, juchée sur un arbre comme naguère en Virginie ; elle plonge dans un étang comme autrefois dans la Chickahominy River. Mais le retour à sa terre natale lui sera refusé. Elle meurt sereine sur le bateau des nouveaux immigrants, emportée par la variole qui ravagera tant des siens. Malick encadre son agonie dans un miroir : telle une héroïne de conte de fées, elle doit le traverser pour pouvoir folâtrer parmi les prairies ondoyantes de l’imaginaire. Que sa tragédie s’accomplisse dans le dépassement ou l’oubli, le renoncement ou la sublimation, cette question suspensive parachève le romanesque fiévreux qui la traverse de part en part. En un crescendo tourbillonnaire transportant au-delà des mots et tenant de l’extase mystique, l’eau, l’air et la terre se mêlent une dernière fois, accompagnent son assimilation au grand cycle de l’univers, pour venir se figer au pied de l’arbre de vie. Ultime image d’une cosmologie enivrante et mystérieuse, sublimée par le souffle de l’éternité.