Or, noir et sang
Qu’est-ce qui fait d’un film un très grand film ? Comment expliquer que s’impose à vous dès le premier plan-séquence, qui part du visage de l’interlocuteur pour très lentement révéler le Parrain,...
le 25 nov. 2013
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Au milieu des années trente, Margaret Mitchell avait su décrire avec une grande générosité de sentiments les tribulations passionnelles d’une héroïne fougueuse et résolue, ballottée au gré des événements les plus importants de l’histoire des États-Unis. Le laminoir hollywoodien s’était emparé de son ouvrage en engageant une brigade de scénaristes, un peloton de dialoguistes et quelques metteurs en scène qui aseptisèrent légèrement l’aventure mais en exaltèrent les personnages. Autant en emporte le Vent devint le plus colossal succès de tous les temps. Plus de trois décennies s’écoulèrent avant que le phénomène se répète. Adapté du best-seller de Mario Puzo, Le Parrain est une chronique vaste comme une épopée, relevant d’un courant littéraire américain à qui Melville, Hawthorne et James ont conféré ses lettres de noblesse. De la dynastie des Forsyte au clan Corleone, le chemin est tout tracé. Mais autre temps, autres mœurs : le film est co-écrit par son jeune réalisateur, Francis Ford Coppola, un quasi-inconnu de trente-deux ans. Le triomphe commercial sans précédent qu’il remporta incite évidemment à le soumettre à une analyse sociologique précise. Encore faut-il parvenir à isoler et déchiffrer tous les facteurs, tous les paramètres ayant favorisé son accession au mythe. Tâche à peu près insurmontable : il fait partie de ces quelques créations ayant transcendé le cadre du septième art pour atteindre à la postérité universelle. Les noms de Barzini, Sollozzo, Bonasera, Luca Brasi excitent la mémoire collective ; la route bordée d’épis de blés où Clemenza soulage une envie pressante tandis que son comparse liquide un homme de main à quelques mètres est indissociable de la funeste statue de la Liberté qui s’élève au loin ; la voix pateline et les commissures tombantes de Marlon Brando personnifient le plus fameux patriarche de l’écran ; quant à la superbe ritournelle de Nina Rota, elle est aujourd’hui employée à des fins publicitaires pour vanter les qualités de telle marque de spaghettis. Impossible de séparer ce monument patrimonial du folklore pittoresque qu’il a engendré, des ces faces basanées et patibulaires, de ces silhouettes ventripotentes, de ce débraillé bon enfant, de cette odeur de cuisine à l’huile, à l’ail et à la tomate, ni de cette mixture de poudre et de sang collant à ses (titanesques) chevilles.
Il le faut, cependant : Le Parrain n’est pas un exercice de promotion en faveur d’une Mafia confite de clichés, ni même un Scarface revu et corrigé par Cecil B. DeMille, comme on le caricature parfois, mais bien l’un des plus grandes œuvres cinématographiques de l’histoire. Sa facture à la fois très élaborée et très orthodoxe, le choix de son sujet, l’imposante machinerie de la superproduction Paramount ont pu traduire aux yeux de certains commentateurs un penchant réactionnaire. Il est loisible de considérer au contraire que seule cette forme-là — où le classicisme porté à un niveau d’absolue perfection n’étouffe jamais de flamboyantes effusions baroques — pouvait en quelque sorte attirer les spectateurs pour mieux les piéger. Le public qui s'y est reconnu s'y est également condamné, prouvant ainsi le bien-fondé d’un propos aussi critique que désespéré. Le cinéaste n’a jamais caché que l’histoire de la famille Corleone représentait une incroyable métaphore de son pays, et rien n’est plus étonnant que la pérennité de l’accusation selon laquelle cette foisonnante fresque shakespearienne ne serait qu’une complaisante apologie du gangstérisme, une entreprise douteuse visant à célébrer et à légitimer les voies illégales qui mènent à une prospérité triomphante. Or, pour qui sait la regarder correctement, elle constitue l’implacable dénonciation d’une nation se confondant avec la pègre qui en incarne les valeurs essentielles (famille, honneur, religion) et en adopte les principales conduites (course au profit, cynisme, violence). Très loin du plaidoyer ambigu et de l’héroïsation des truands, elle étudie les déchirements, les contraintes et les craintes d’une société parée de respectabilité, asservie au règne de l’argent, gangrenée à tous les échelons par les motivations les plus corrompues et les plus criminelles. Quelques années avant Scorsese et Cimino, c’est bien la perversion du rêve américain que Coppola dissèque et met en lumière.
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Si Le Parrain est une fastueuse saga romanesque, c’est aussi une symphonie visuelle ciselée à hauteur d’alcôves, tissée de secrets et de chuchotements, riche en conversations tenues dans des bureaux ombreux rappelant l’île originelle. Les gens qui s’y réunissent décident et donnent des directives, leurs exécutants exécutent, le plus souvent au sens propre du terme. Ample et fluide, la narration nécessite un investissement particulier pour bien cerner les dizaines de personnages qui gravitent autour du noyau central des protagonistes — tantes et cousins, alliés et ennemis, caïds et porte-flingues, traîtres et bras droits. Deux générations d’enfants et de petits-enfants entourent de leur affectueuse vénération le bienfaiteur marmoréen, inspiré par une très chrétienne charité, qui organise l’ensemble du système. Cet homme est une puissance absolue, omnipotente, à la tête d’une des cinq branches du Syndicat qui contrôle New York. Comme Dieu le père, Don Vito Corleone reçoit les doléances de ses sujets et ne demande en retour qu’une seule chose : de l’amour et du dévouement. Un geste de lui et les tueurs sont partis, un ordre de sa part et le coup de téléphone qui arrange tout est donné. Le nabab d’Hollywood qui refuse de confier le rôle principal de son film à son filleul découvrira à son réveil, dans ses draps de soie dégoulinants de sang, la tête de son étalon favori. S’il accepte d’asseoir sa fortune sur les jeux et la prostitution, plaisirs tolérés par les convenances, le Don repousse — pour son malheur — une proposition de trafic de drogue qu’il juge contraire aux bonnes mœurs. Cette figure fictive est nourrie de réalité. On peut l’identifier à Carlo Gambino, qui avait la stature mussolinienne de Brando. La personnalité du chanteur protégé évoque évidemment Frank Sinatra, qui fut imposé au producteur Harry Cohn comme vedette de Tant qu’il y aura des Hommes. Et une phrase de Vito qui veut faire de son fils un sénateur renvoie encore plus sûrement au clan Kennedy.
Deux heures cinquante pour retracer la chute et l’ascension de deux parrains, un père et un fils, sur le point de devenir adulte ou de mourir. Entre eux, trois autres garçons : l’impétueux aîné Sonny, le cadet Fredo, fêtard un peu lâche, et Tom Hagen, le consigliere germano-irlandais, admirable d’assurance et seul véritable dépositaire de la loi ancestrale. La splendide scène d’ouverture présente le mariage de Connie, fille unique des Corleone. Chaque ethnie américaine retrouve à l’occasion d’une telle cérémonie sa spécificité culturelle : le procédé sera repris ensuite, notamment par Voyage au bout de l’Enfer. Virtuose et minimaliste, le premier plan commence sur un credo transparent, programmatique : "I believe in America." Deux niveaux cohabitent en parfaite harmonie : un maître d’œuvre discret s’active sous la surface des festivités, les coulisses obéissent à un fonctionnement opaque derrière l’estrade fleurie où se pressent les dizaines de danseurs. À l’abri des criaillements d’enfants se trament à voix basse, dans un parler allusif, d’ignobles machinations. Le récit déploie ses ailes, fondé sur une dramaturgie impériale dont chaque séquence assure l’équilibre et traduit la majesté. Les plages de fausse quiétude et les tête-à-tête feutrés se succèdent, toujours lourds de tension, hachés soudain par de sauvages accès de brutalité : la balle tirée par Michael qui va se ficher dans la gorge de McCluskey, le coup de feu traversant les lunettes du gérant de casino Moe Greene, la violence biblique qui déferle sur le dénouement... La mort plane en permanence, souvent terrible, parfois dérisoire : les soubresauts, les contorsions des corps criblés de plomb ou luttant contre la strangulation, l’effondrement de Don Vito terrassé par une crise cardiaque dans le verger tandis qu’il pratique avec attendrissement l’art d’être grand-père. Autant de fulgurants moments d’anthologie, enfilés comme des perles et laissant tantôt filtrer le calme avant la tempête, tantôt éclater le bruit et la fureur.
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Comme la guerre entre les états est la poursuite de la politique par d’autres moyens, l’assassinat est ici celle du business quand les méthodes alternatives ont échoué. Les fils Corleone ont appris de leur père que la vendetta est une faute à ne jamais commettre ; Sonny paiera d’ailleurs de sa vie son impulsivité colérique, incompatible avec la bonne marche des affaires. Héritier spirituel de Vito, Tom ne peut quant à lui revendiquer le titre, la filiation ne faisant pas intervenir les liens du sang. Voilà qui pourrait résumer le monde déboussolé de Coppola : tandis que les enfants voulus par le géniteur s'efforcent de le fuir, ceux de substitution, en attente de reconnaissance, ne parviennent pas à se faire adopter. Michael, qui a servi sous les drapeaux lors de la guerre, n'a aucune intention, une fois rentré au pays, de retourner son uniforme et de se mettre à le vampiriser. Il s'est émancipé des siens et entend vivre comme un citoyen ordinaire, loin du mode d’existence qu'implique son statut de descendant sicilien. Le microcosme italo-américain, dont les caractéristiques sont décuplées par l'appartenance des Corleone à la Cosa Nostra, repose sur une exacerbation radicale de la masculinité, qui induit un effacement du genre opposé. Les femmes, dans cet univers, n'ont effectivement aucun rôle à jouer : Connie elle-même doit apprendre comme les autres à tenir sa langue. Et c'est bien sûr cette même propension à museler tout ce qui porte des cheveux longs qui conduit Kay Adams, la compagne anglo-saxonne de Michael, à prendre le temps de la réflexion avant de s'engager avec lui. Le complexe d'Œdipe est rendu inopérant par la place secondaire que tiennent les personnages féminins, plus spécifiquement par l'élément maternel qui se résume à une présence fantomatique insignifiante et dénuée d'enjeu. L’épouse de Don Corleone ressemble à une vieille madone portant prématurément les couleurs du deuil, là où la chaleureuse Kay, de par sa nature vivante, son caractère volontaire, ses préoccupations revendiquées, éloigne un peu plus Michael des valeurs traditionnelles de la famille.
Pourtant, ce jeune homme sceptique et fraîchement décoré va malgré lui renoncer à tous ses idéaux et se transformer en chef de gang impitoyable, retors, froidement déterminé. La fatigue du personnage, l’inéluctable fatalité atavique qui le traque et le vainc, la fermeté puis le désenchantement, toutes ces nuances ne sont pas exprimées par des actes ou des dialogues mais par le comportement d’un comédien de génie : Al Pacino. Le regard pensif, le dos écrasé par les responsabilités, Michael porte comme un fardeau un destin qui le dépasse. La valse triste composée par Rota scande sa transformation en monstre de guerre : il avance à l’aveugle, dans l’ombre de son prédécesseur, parce qu’il semble de tout temps avoir été fait pour cela. Il est le sujet d’une malédiction qu’il assume lucidement, avec une honnêteté n’excluant pas le calcul et un sang-froid n’excluant pas la passion. Lui qui pensait pouvoir imposer ses désirs en homme libre est finalement victime d’une transmission familiale empoisonnée. Au prêtre qui baptise son filleul (la petite Sofia) et lui demande s’il renonce à Satan, il répond par l’affirmative. À cet instant de parjure, il vend son âme. Le massacre monté en parallèle et déclenché sur son injonction englobe jusqu’à son propre beau-frère. Le Don éteint se réveille en dictateur. Pieuvre ou toile d'araignée, la fenêtre aux arabesques tentaculaires qui enserre le père et le fils au travail augure de l'impossibilité de se défaire de cette claustration, de s'extirper de cette trajectoire. La violence primitive, plus qu'une religion, devient une essence. Constamment présentée comme préventive, avec la dimension mystique du péché en filigrane, elle donne un visage humain à des machines à tuer. Pour les Corleone, la rejeter reviendrait à nier leur propre identité.
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Avant d'être le premier film de gangsters porteur de toutes les spécificités de ce nouveau genre, Le Parrain se présente ainsi comme une authentique tragédie, reposant sur l'éternel dilemme entre devoir et aspirations personnelles. Son vrai sujet n’est pas le conflit entre les grandes familles de l’Organisation, les extorsions que l’on se dispute ni les vengeances pour l’honneur, mais bien l’impossibilité d’échapper à son propre sang, à cette alchimie qui fait de chaque être un Docteur Jekyll ou un Mister Hyde, selon que la raison ou les impulsions de l’instinct l’emportent. En changeant de mains, le Pouvoir change aussi de parure : le père rackettait ses administrés en invoquant la reconnaissance, le service entre amis, la justice. Il instituait une sorte d’ordre souverain, bien plus sacré que la seule supériorité des armes. Son fils innove dans le technocratisme. Le premier poursuivait des ambitions terribles sous des dehors débonnaires, le second affiche l’image de la compétence. Vito donnait l’impression d’être cruel par inadvertance, Michael invoque l’efficacité. Au parcours de ce dernier se dessine le panorama romantique des puissances de l’homme, de ses désirs et de ses délires, jusqu’au risque de perdre l’amour et la famille. À la fin, dans le clair-obscur de l’antre où se tapissait le vieux Corleone, le nouveau Parrain reçoit à son tour le baise-main respectueux de ses vassaux. Un gouffre d’ombres se matérialise lorsque Michael endosse les fonctions de Don Vito et qu’une porte se referme sur le visage de Kay, à qui il vient de mentir les yeux dans les yeux. Ultime engloutissement dans les ténèbres, sinistre cristallisation de l’invraisemblable succession des tyrans modernes, qui tantôt empruntent l’apparence du chef d’entreprise honorable, tantôt renouent avec le despotisme sanguinaire de la Renaissance.
Comme tous les très grands metteurs en scène, Coppola est aussi un très grand conteur. S’appropriant totalement les histoires qu’il porte à l’écran, dont il modifie les données diégétiques et l’ossature thématique, il opère une amplification vertigineuse de quelques éléments et produit des illusions saisissantes en jouant pleinement des effets multiples d’un spectacle qui jouit de sa propre maîtrise. Il peut se jouer des conventions car il sait de quoi il parle et il sait le montrer. Dans les scènes intimistes se retrouvent sa délicate, sensible et respectueuse approche des objets et des êtres, son souci des détails, des rapports subtils entre les personnages, qu’il dépeint avec cette rigueur, cet approfondissement moral des attitudes ayant toujours caractérisé son art. La magnifique photographie tamisée de Gordon Willis fait plonger au sein d’un monde secret : sombre dans les intérieurs prédominés par les bruns, surexposée dans les extérieurs, elle cherche à fixer les images d’une époque révolue — le récit survole une bonne dizaine d’année, plus particulièrement l’immédiat après-guerre — sans recourir à l’usage du flash-back. Et la précision des gestes a quelque chose de fugitif, d’impressionniste, comme si la présence stellaire des acteurs suffisait à marquer le film de l’empreinte des rois : Pacino, Brando, Robert Duvall, Diane Keaton, James Caan, John Cazale concourent tous à un véritable Olympe sur pellicule. Avec cette gigantesque chanson de geste moderne, Coppola atteint une forme suprême de cinéma. Il y fait circuler l’ombre motrice de la désillusion et miroiter les reflets capricieux d’un temps en fuite perpétuelle. Le souffle lyrique, l’écriture vibrante et inspirée, la densité mate, la puissance exceptionnelle du Parrain, que le spleen et la mélancolie ne cesseront de recouvrir dans les volets suivants, forgent le portrait grandiose d’un homme, d’une famille, d’une communauté, d’un pays, à jamais entré dans la légende.
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le 14 août 2016
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