Violence tranquille d'une fresque majestueuse

Il est particulièrement difficile d’apporter quelques maigres éléments supplémentaires de critique sur ce film incontournable qui parle de lui-même.


Le parrain, c’est en premier lieu un film qui parvient à peindre le monde et son équilibre. Le monde tel qu’il est, froid, tranquille, sans jugement. Le film de Coppola fait preuve d’un réalisme académique, magistral pour ne pas dire parfait. Il réussit à montrer tous les caractères de la mafia sans en dire le mot. La trilogie expose la vie, l’apogée, le déclin et la mort d’un maitre de la pègre. Le parrain c’est une histoire politique. L’histoire du pouvoir d’un homme sur une famille, sur une ville et plus encore sur un film qui lui-même eu un pouvoir sur le cinéma. Le découpage des scènes, passages solennels combinés à la trivialité, montre tous les rouages qui structurent la vie du parrain. Son monde relève d’une organisation huilée qui ne laisse aucune place au hasard, à l’erreur, à la faiblesse et encore moins à la vie personnelle. Est-ce la violence de la société qui impose ce carcan d’ignominie, qui se renforce avec l’arrivée au pouvoir de Michael, ou bien s’agit-il d’une intention consciente et personnelle du personnage central ?


Pourtant, derrière l’idée réductrice de "business" se cache évidemment des solidarités familiales et traditionnelles où l’affectif occupe une large place à travers notamment des rites (mariage, enterrement, baptême). C’est dans cette logique qu’il faut interpréter la vengeance de la mort de Sonny, certes l’époux de Connie est un traitre mais c’est aussi une ordure indigne de la famille Corleone, ordure qui a souillé l’image que ses membres avaient de leur communauté. C’est une vengeance sicilienne. Le séjour de Michael en Sicile est d’ailleurs très éloquent sur le poids de l’héritage culturel qui influence les pensées et les actes des membres de cette famille. Michael ne part pas de rien. Il effectue sans le savoir un retour aux sources, un retour au local et à ses solidarités, celles qui ont forgé le caractère auguste de son père. La migration constitue certes un nouveau départ et l’appropriation de nouvelles valeurs mais ne repose certainement pas sur l’abandon pur et simple de ses origines et de son passé. Ceci est encore plus flagrant dans le second film. Le meurtre de la ténébreuse sicilienne ramène Michael aux réalités du pouvoir qu’il ne peut fuir plus longtemps. Par ailleurs, les principes et les valeurs occupent une place très importante dans le film. La fidélité, l’honneur et l’intégrité sont opposés à l’arrivisme et à la corruption; une réalité atemporelle.

Le parrain c’est aussi l’histoire de la vie d’un roi, celle d’un homme d’action, de décisions, celle d’un homme de cour également. La première scène du film témoigne d’une société de courtisans raffinés à l’instar de celle de l’Ancien Régime, quand les nobles cherchaient à rendre visite au roi à Versailles ou lui adressaient des requêtes notamment pour rendre la justice. Le parrain comme le roi en son temps, rend la justice pour son hôte. Cette comparaison avec la royauté se mesure aussi avec l’importance du protocole et de l’étiquette dans le film : Thom Hagen est le relais du pouvoir, le conseiller, le chambellan, l’intermédiaire incontesté. Le roi Don Vito Corleone est le protecteur de son peuple, il fait comprendre à son sujet que l’amitié ne doit pas reposer sur l’intérêt, l’hôte parle d’argent, Don Corleone parle de solidarité, de confiance et persuade son visiteur de lui rendre hommage. Il convient également de souligner l’importance de la rigoureuse hiérarchie de cette société à travers l’exemple de Clemenza un homme d’expérience qui est le caporegime, l’équivalent d’un officier supérieur, un chef d’Etat major au service du parrain. Autre question que l’on peut relier à la royauté, c’est celle de la succession, Don Vito Corleone nomme et forme son successeur avant de mourir. Michael représente l’équilibre entre le caractère enflammé et colérique de Sonny et la nonchalance de Fredo. Il faut également signaler le protagonisme de Michael, son aspiration à commander, à prendre les décisions et les risques qu’elles impliquent, il est méthodique, brave et surtout machiavélien. La compagne de Michael, Kay, légèrement naïve, semble deviner la nature des activités de son mari et pourtant choisit de rester avec lui. On peut supposer, au-delà de l’explication affective, qu’il s’agit aussi là d’une curiosité et d’une certaine fascination pour les sphères du pouvoir. En outre, comme lors de toutes successions et périodes de faiblesse du pouvoir, des révoltes et des sécessions se forment pour tenter de renverser le souverain. Dans le film, elles sont réprimées de manière impitoyable et permettent à Michael d’imposer son autorité. Le baptême exécute une double purification, une céleste pour l’enfant et une démoniaque pour Michael. Il s’agit d’une véritable intronisation, un sacre grandiose d’avilissement.


La détestation du domaine public, à travers la colère de Sonny contre le journaliste au mariage, atteste une volonté de garder l’univers de cette famille en dehors du monde de la légalité. En effet, le monde de cette famille se construit en parallèle et en réaction au monde purement légal et officiel mais dépend paradoxalement aussi nettement de lui puisque la plupart des sujets du parrain vivent et prospèrent dans ce monde extérieur. L’intrigue est discrète, la progression de l’histoire est d’une puissante furtivité, la narrativité se fait en filigrane, dissimulée derrière la majesté des plans.
Inutile de parler en détail de la qualité des scènes, des décors absolument somptueux et solidaires du scénario, du jeu grandiose des acteurs, de leurs regards et expressions. Toute la force du film est dans la simplicité. La scène du meurtre du flic corrompu et de Sollozzo est éloquente de tension et de gravité. Le visage impassible de Michael nous fait comprendre sans détour que son esprit est uniquement concentré sur l’objectif final, à savoir le meurtre, les paroles échangées sont vides et infructueuses. La symbolique est omniprésente dans l’œuvre. On remarque notamment l’importance des rituels, avec la préparation méthodique précédant l’accomplissement des assassinats. Le parrain est définitivement un chef d’œuvre, une symphonie où bien et mal s’entremêlent de manière subtile pour éblouir le spectateur.

josey-
10
Écrit par

Cet utilisateur l'a également mis dans ses coups de cœur et l'a ajouté à ses listes Top 10 Films, Top 50 films, Les films qui ont changé votre vie et Les meilleures ouvertures de films

Créée

le 23 mai 2015

Critique lue 394 fois

12 j'aime

3 commentaires

josey-

Écrit par

Critique lue 394 fois

12
3

D'autres avis sur Le Parrain

Le Parrain
Sergent_Pepper
10

Or, noir et sang

Qu’est-ce qui fait d’un film un très grand film ? Comment expliquer que s’impose à vous dès le premier plan-séquence, qui part du visage de l’interlocuteur pour très lentement révéler le Parrain,...

le 25 nov. 2013

357 j'aime

24

Le Parrain
Vincent-Ruozzi
10

Un monument du cinéma

Au commencement était le livre. Un livre de Mario Puzo qui devint rapidement un best-seller dès sa sortie. De ce livre, Puzo et Coppola en feront en scénario. Ne trouvant personne pour réaliser le...

le 11 juin 2014

122 j'aime

11

Le Parrain
Docteur_Jivago
10

L'opéra sanglant

Et si The Godfather était la synthèse parfaite entre le film d'auteur et la grosse production ? Avec cette oeuvre de commande adaptée du roman de Mario Puzo, l'enfant du Nouvel Hollywood, tout juste...

le 15 mai 2016

117 j'aime

13

Du même critique

Seul sur Mars
josey-
7

La confiance (aveugle ?) dans le progrès

C’est un bon film, je le reconnais avec sincérité. Il est beau. Il jouit de nombreux atouts : une esthétique parfaite, une ambiance réussie, un bon jeu d’acteurs, une immersion efficace sur la...

le 25 oct. 2015

21 j'aime

8

Rambo
josey-
8

Le mouton noir

Il était une fois un mouton noir, crasseux et mal tondu, qui errait l’air malheureux. Il était à la recherche de ses vieux amis. Il fut très triste d’apprendre, un jour, qu’ils étaient tous morts et...

le 28 févr. 2016

20 j'aime

3

Douze Hommes en colère
josey-
8

"Tout ce que je sais, c'est que je ne sais rien"

Cette célèbre phrase attribuée à Socrate aurait très bien pu sortir de la bouche d’Henri Fonda dans ce film-pièce de théâtre. Mon jugement sur 12 hommes en colère est en demi-teinte. J’ai apprécié ce...

le 10 mai 2015

17 j'aime

4