À chaque enjambée de son triple saut, la saga du Parrain a laissé une empreinte considérable et maintenu le cap de son ambition initiale. Aucune trace de surenchère dans la succession des trois tomes, les différents volets obéissant tous à une seule loi : celle qui commande l’expansion romanesque pour mieux la livrer à sa chute finale. L’immense projet de ce film-monde est bien de resserrer dans leurs détails une époque et un univers ("the family"), mais aussi d’accompagner le passage du temps sur eux. Plus de quinze ans se sont écoulés avant que Coppola ne cède au harcèlement des producteurs et accepte enfin de transformer en trilogie ce qu’il considérait comme un diptyque révolu. Il n’existe probablement pas dans le cinéma mondial d’implication plus longue, profonde et personnelle légitimant la réalisation d’une œuvre. On y naît et on y meurt au fil d’une chronologie légèrement décalée avec celle du spectateur, mais qui épouse l’écoulement de l’existence entière. Comme si le vaste creuset de l’épopée, débordant de sa propre fiction pour se caler dans le réel, affirmait à la fois une mémoire, un mythe et une vérité collective. Tout ce qui a fondé la légende du cycle est présent dans cet épisode terminal. L’argent, les règlements de compte et les longs couteaux, l’amour, la haine et les trahisons, les convulsions déchaînées de la tragédie grecque, le destin noir des Atrides italo-américains qui finiront par perdre leur guerre de Troie. Les nombreux personnages existent et s’affrontent en un jeu cruel et implacable. Ruptures de ton et morceaux de bravoure abondent, ciselés avec un éblouissant brio, une inspiration reine, une maîtrise d’orfèvre : festivités somptueuses données lors de l’onction épiscopale, procession de San Gennaro à Little Italy, rencontre au sommet d’une tour d’Atlantic City que vient brutalement interrompre un mitraillage à l’hélicoptère… Quant à la demi-heure conclusive, édifiée en crescendo selon les règles symphoniques de l’opéra de Mascagni, elle constitue par son montage savant et sa flamboyance visuelle une extraordinaire apothéose.


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Si les trois films font dévaler l’esprit de la famille au bas des marches du temps, ils procèdent également d’une remontée dans l’histoire des genres, glissant du roman social et psychologique à la défense d’un modèle d’artifice, distribuant de la chansonnette décorative ici ou là pour se refondre enfin dans les anciennes certitudes de la beauté. Rome se compromet, le grand capital trucide et se suicide, l’Amérique et l’Europe sont confondues dans leur manque de scrupules mais la Sicile qui s’époumone en costumes est épargnée (la tuerie prévue dans le théâtre échoue, il faut attendre la sortie). Fidèle à la tradition, cet opus débute par une grande célébration. Parrain installé, actionnaire richissime goûtant à la philanthropie, patron assoiffé de respectabilité, Michael Corleone est décoré lors d’un raout new-yorkais par la distinction honorifique que vient lui remettre un émissaire de Paul VI. En acceptant de combler les déficits honteux des finances pontificales, il tente sa conversion économique au commerce licite et entérine sa volonté de légaliser ses affaires. Mais la corruption gangrène les plus hautes sphères, la pieuvre étend ses tentacules jusqu’aux sommets de la hiérarchie vaticane. Soucieuse de légitimité, la famille découvre un autre visage de l’Église, affairiste, dissolue, compromise. Les mécanismes de l’argent sale qui se régénère et se blanchit, les rouages du capitalisme dévorant qui absorbe tout sur son passage sont analysés avec une sèche ironie, et la critique très vive de la dégradation du système souligne la politisation accrue des Parrain à mesure que sont gravies les marches et traversées les antichambres du pouvoir. Hercule a nettoyé les écuries d’Augias, Coppola récure celles du Saint-Siège. De la loge P2 à Mgr Marckinckus, du scandale de la banque Ambosiano au règne bref et à la mort opaque de Jean-Paul 1er, pape trop vertueux pour ne pas gêner les décideurs invisibles, les clés sont nombreuses. Certaines images, comme celle du banquier pendu sous un pont tandis que voltigent des billets autour de lui, évoquent des référents indiscutables.


Néanmoins le vrai sujet réside davantage dans le retour aux sources (siciliennes, italiennes, européennes) qui boucle la trajectoire entamée par Don Vito, fondateur de la dynastie. L’intrigue le matérialise géographiquement : Michael revient dans l’île de ses ancêtres, celle de son premier mariage, Coppola pastichant au passage l'ouverture du Guépard — autre histoire de décadence d'un corps anachronique. Surtout le film concentre plus que jamais les enjeux sur la famille, sa promiscuité, ses fissures et ses ombres protectrices : la famille Corleone à laquelle fait écho la famiglia Coppola, celle du sang (la fille Sofia et la sœur Talia à l’écran, le père Carmine à la musique) et celle du cinéma (les complices de toujours à la décoration, aux costumes, à la photographie, au montage). Le réalisateur prend la logique du clan au pied de la lettre, et il le fait face au monde. Le Parrain, 3ème Partie démontre magistralement que la gestion des lieux, l’élasticité du temps pelliculaire, les mouvements dramatiques et l’intégration musicale sont des difficultés que l’artiste sait transformer en foudroyants atouts. Il accomplit l’exploit paradoxal d’être à la fois le volet plus intime et le plus emphatique, de tenir à distance toute solennité lugubre en libérant et en assumant pleinement les grandes orgues d’un lyrisme opératique. Il marque le passage du classicisme au baroque, l'esthétique frontale des épisodes précédents se surchargeant et se disloquant dans une forme qui recourt à tous les registres du spectacle (chant, danse, marionnettes, bel canto). Fresque à l’antique colorée de grenat, de pourpre et de noir, le film invoque Velasquez, Titien ou le Caravage par ses qualités picturales. La mise en scène s’organise telle une liturgie et agence avec autant d’ampleur que de fermeté les éléments d’une mosaïque complexe où se ramifient de multiples intrigues entrelacées, pour mieux suivre la pente fatale d’un entonnoir dont les parois vertigineuses recentrent à toute vitesse le rouge sang des vengeances fratricides qui tourbillonnent vers le fond mortifère d’une épouvante en gésine.


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Cheveux gris métallisés coupés en brosse, regard triste et cerné de ne pouvoir s’acheter une paix réelle malgré ses millions, Al Pacino est magnifique, affiné comme un vin, acéré comme une lame. D’une sobriété d’acier, il dissimule sa lassitude derrière des lunettes noires, regrette l’amour perdu de Kay, courbe l’échine sous les malentendus de la vie. Il se confesse en pleurant au cardinal Lamberto, souffre de crises de diabète pendant lesquelles il hurle le nom de Fredo, le frère qu’il a fait assassiner. C’est un homme meurtri, rongé par le remords et la culpabilité, qui a brisé la carapace d’impassibilité glaciale dans laquelle ses crimes l’avaient embaumé au terme du Parrain, 2ème Partie, mais découvre avec effroi qu’il est perpétuellement repris par les ténèbres de son passé, incapable de s’extirper de cette spirale de crime et de violence à laquelle tout (son empire, ses intérêts, ses associés) l’enchaîne inéluctablement. Sa quête de rédemption fait faire à la trilogie un tour complet sur elle-même et permet une opération de rabattement du troisième volet sur le premier. Si le héros vieillissant revit dans les moindres détails l’itinéraire de son père, l’expérience de ce dernier ne lui est d’aucune utilité : il doit passer par les mêmes épreuves, ressentir pour lui les mêmes blessures. Mais cette fois le Don ne se félicite pas de sa vie sur son lit de mort, il pleure le désastre qu’il a provoqué. Le marron orangé et l’ocre assombri de Gordon Willis, très différent des teintes feutrées des deux volets précédents, ne résonne qu’avec son délabrement mental. Dans des ambiances de nostalgie, des fulgurances de crépuscule, le film est l’histoire de son échec. La puissance et l’héritage sont assurés pour le parrain Corleone, mais il n’y a pas de salut pour le pécheur Michael. Le Parrain, 3ème Partie accomplit un bilan désabusé et méditatif, remet à zéro les compteurs du romanesque, dessine l’espoir abandonné d’un monde différent pour mieux le pleurer. Ite missa est.


Trois enfants incarnent pourtant chacun un possible, une idée de la succession, sur le modèle des quatre fils du Parrain. D’abord un nouveau venu, l’impétueux Vincent Mancini, fils illégitime de Sonny, chien fou qui donne un coup de sang à Michael et le réveille en le bousculant : Pacino tressaute sur sa chaise à sa première excentricité, comme électrocuté et vivifié. Ensuite son fils Anthony, chanteur d’opéra offrant l’opportunité d’une sublimation par l’art à laquelle croit Michael autant que Coppola. Enfin sa fille Mary, qu’il adore et dont la présence crée une étrange vibration, comme si elle rendait lisible l’irréparable fracture des deux univers qui s’affrontent : l’innocence de son âge, l’infamie de son sang. Le scénario la sacrifie, et le cinéaste trouve ainsi l’introuvable, la manière la plus inouïe de conclure le cycle, surtout lorsqu’on sait qu’il a perdu son propre fils Gio dans un accident, trois ans auparavant. Elle meurt pour les fautes de son père, frappée par la balle qui visait celui-ci alors même qu'il a voulu assainir son autorité et sa fortune, avoué ses méfaits et ses turpitudes, essayé de préserver les siens des logiques mafieuses qui l’encellulent. Après avoir ordonné un dernier tir groupé pour solder les comptes de la famille, il voit disparaître la chair de sa chair, la prunelle de ses yeux. La scène hautement stylisée sur les marches du théâtre de Palerme scelle la perte définitive de sa possibilité d’éclairer la part d’ombre qui désormais occupera l’espace entier. Elle fait passer le mélodrame dans la superposition de tous les types de pietà imaginables et apparaît comme l'embossage de nombreux tableaux de l'art chrétien. Les pleurs de Kay qui hurle en se reculant portent la figure de la mater dolorosa à son comble ; le corps de Mary ne s'effondre pas naturellement, il reste debout et s'affale dans un souffle incrédule ("Dad…"), à la manière d’une descente de croix, tous le soutenant pour une ostentatoire déploration ; le visage de Connie, grande prêtresse du culte familial, sorte de Cassandre à mi-chemin entre lady Macbeth et Lucrèce Borgia, est celui d'une Madone renaissante : elle va jusqu’à relever son voile sur la tête pour parfaire l'imitation. Cette obscure tentation de retourner à une forme conventionnelle pour exprimer une émotion traumatisante dit le fatum qui frappe le protagoniste, prisonnier des stéréotypes du rang qu'il a dû tenir à son corps défendant, mais payant le salaire d’une mort qu’il a souvent et coupablement dispensée.


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Cristallisant la tragédie du personnage, le cri de Michael abasourdi est comme l'aimantation dramaturgique de la saga : il régurgite et aspire à la fois toute la mémoire des parties précédentes. Le dénouement prend ainsi valeur de précipité, il en résout l’intrigue scénaristique autant que le développement formel. Tout converge vers cette implosion ultime atteignant la famille dans sa partie la plus jeune, la plus vivante, la plus légitimée. Pour Coppola, un phénomène n’advient à sa fin que s’il atteint à sa propre représentation ; tout ce qui ne s’élève pas au rang de l’iconographie est d’emblée expulsé du plan. Or le film raconte l’accession de Corleone à la fixation parfaite, par l’éternité d’un temps suspendu et creusé d’affliction, d’une pure coïncidence de l’être et du paraître. L'histoire plastique du personnage de Michael fut depuis le début celle d'une occupation progressive du cadre, d'une polarisation graduelle de l'image. Elle est ritualisée, comme tous ces crimes montés parallèlement aux sacrements religieux qui ponctuent la série, dans une soumission méthodologique au cérémonial. Mais le sublime du moment tient en une simple idée de mise en scène : ce cri est d’une douleur si extrême, si éperdue, il vient de si loin qu’il n’est vocable d’aucune bouche. Le son est coupé avant de revenir pour déchirer définitivement l’air et l’âme. Coppola réintroduit dans le cinéma le silence de la peinture, un silence opposé à cet autre silence légiféré à outrance, un silence qui fut le matériau fictionnel principal du triptyque, celui de l'omerta — mutisme falsifié, codifié, protecteur, que cette bouleversante effusion de souffrance fait éclater en mille morceaux. Le Parrain, 3ème Partie est un film-poignard à transpercer le cœur. Entamé dans la cathédrale Saint-Patrick, il s’achève là où tout a commencé. Carbonisé par le chagrin, Michael demeure assis au soleil, au milieu du petit jardin sicilien où naguère Vito jouait avec une orange. Sa tête couverte d’un vieux chapeau s’affaisse. Il s’éteint dans une chemise d’ouvrier, sur une chaise de rotin. Vieillard esseulé dont le corps s’écroule sans témoins, sinon un chien. C’est sur cette image dédramatisée, distanciée, que s’achève l’inégalable saga de Coppola, valse majestueuse où la mélancolie enraye l’action et où la vanité émiette les vanités de chacun. Le monument est achevé, il appartient désormais à la postérité.


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Thaddeus
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le 12 déc. 2016

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