Une fois n’est pas coutume, le cinéma de genre français donne de ses nouvelles, mais cette fois-ci, il semblerait que les choses soient différentes. Différentes car jusque-là, le cinéma de genre français, pour le pire ou le meilleur, est souvent encore cantonné au cinéma d’art et d’essai, ou du moins, à un cinéma plus intime, moins spectaculaire, plus fin et moins grand public que des séries B délirantes ou encore les gros blockbusters de divertissement hollywoodien. La raison est toute bête, c’est que notre potentiel de spectateurs est bien moins important qu’outre-Atlantique, et forcément, cela ferme à des budgets imposants, habituellement alloués à des œuvres exportables et exportées à l’international. La limite budgétaire n’a pourtant jamais effrayé nos auteurs, des premières débrouillardises de George Méliès jusqu’au futur Mars Express, en passant par quelques folies des grandeurs comme nous l’ont habitué Jean-Pierre Jeunet ou encore Christophe Gans ; mais aussi d’autres financièrement plus limités mais tout aussi passionnants, des fantaisies de Michel Gondry à la tragédie fraternelle de Simon Rieth. Plus que pour créer des univers ambitieux, ces artistes se servent de ce genre pour alimenter et même enflammer la puissance de leur récit et les émotions convoquées.
Mais en même temps, dur de ne pas espérer des univers plus grands et fous, tout en gardant la patte et singularité de leur auteur comme on a pu le voir dans La cité des enfants perdus, quitte à délaisser le scénario pour mettre en avant un monde méticuleusement agencé et filmé avec passion. Pourtant, comme dit plus-haut, aujourd’hui, peu d’auteurs réussissent à concilier les deux, entre du grand spectacle à l’Américaine avec Les trois mousquetaires ou Miratrouduculous, et des films de niche que risquent de rester des propositions méconnues comme Nos Cérémonies ou encore Renaissance, sans compter des bides plus ou moins inexplicables comme Dans la brume. Sauf qu’il y a un mais, et ce mais, c’est le nouveau film de Thomas Cailley, nommé assez justement Le Règne Animal, qui semble mélanger le cinéma d’auteur et le blockbuster ambitieux, le tout englobé dans du cinéma de genre, entre l’anticipation et le fantastique. La synthèse rêvée décrite plus haut ? Sûrement, mais pas que, car entre sa présentation à Cannes et son passage dans moult festivals, ce film, fruit de plusieurs années de travail, n’a pas laissé indifférent public comme critique, et c’est avec une pointe (seulement une pointe) d’attente que je me suis lancé dans le visionnage. Il est peu dire que le Règne Animal m’a comblé, malgré la hauteur de mes attentes, autant esthétiques qu’affectives (cinéma de genre, en plus tourné près de chez moi), d’autant plus que je pense qu’il pourrait marquer un puissant tournant dans les financements de cinéma de genre, et sa popularisation tardive. Le temps nous le dira, mais il est clair que Le Règne Animal à les épaules pour répondre à ces attentes.
Ce qui frappe dès la première scène du nouveau film de Thomas Cailley, c’est qu’en apparence, rien ne prépare à l’univers qui va nous être proposé. Le film démarre sur une banale scène d’embouteillage où un père engueule son fils de les mettre en retard à un rendez-vous, tout en faisant des commentaires sur le danger des produits chimiques dans les chips que ce dernier goinfre. Pas foncièrement ce qu’on peut attendre d’un film de genre, et c’est pourtant sur ce contexte tout à fait banal, pour ne pas dire trompeur, que le réalisateur place son contexte fantastique ; alors qu’une des « créature » s’échappe d’une ambulance après avoir créé un petit bordel sur le trafic. Déjà on peut discerner bon nombre de points qui seront développés par Thomas Cailley dans la suite du récit, en particulier par rapport à son univers d’anticipation, au final bien plus proche de notre réalité que ce qu’il avait déjà proposé avec la série Ad Vitam. Là où dans cette série, le pouvoir d’immortalité a adapté la société, ici c’est l’inverse, c’est l’humanité qui s’est adaptée à cette mystérieuse maladie, et alors que la « créature » a toutes les allures du monstre (que ça soit pour son apparence de chimère ou son comportement légèrement équivoque), on peut déjà voir bon nombre de passants filmer la séquence avec leur téléphone. Dès lors, le film rentre dans le sous-genre du merveilleux, car étymologiquement parlant, les éléments qui nous sont étrangers sont devenu banal pour les habitants du monde que dépeint Le Règne Animal, et c’est ce genre de détail qui créé l’univers du film, que ce soit pour sa singularité ou sa consistance.
Pourtant, dès cette intro, on souligne déjà l’une des plus grande réussite du réalisateur, c’est la manière qu’il a d’à la fois mélanger les genres, comme les créatures qu’il filme, des les faire muter en cours de route. Rarement j’ai vu une œuvre aussi bien jongler dans une même scène entre le merveilleux, le thriller voire l’horreur, la comédie et le drame intime (à part Titane peut-être). Cette force promeut au film une écriture proprement imprévisible, on ne sait jamais dans quel direction le film va potentiellement nous mener malgré quelques attendus, d’autant plus que ce jonglage constant apporte un vrai dynamisme au film, je n’étais jamais lassé mais constamment pris de court par ce mélange précis et méticuleux, autant que les différentes voies que prend le scénario. Car clairement, et si je n’en dirai pas plus, les communications commerciales laissent bien la surprise sur la teneur de nombreuses séquences et certains enjeux proprement existentiels qui viennent revigorer l’univers du film. Avec une justesse presque magique, sans l’impression de voir des cache-misères, une manière de dédramatiser la situation ou de faire plaisir à un public précis, presque tout ce que le film tente est méticuleusement agencé pour que l’écriture touche le plus de monde possible ; et ce, en grande partie grâce aux changements de ton. Changements de ton qui viennent, comme si ça n’étais déjà pas suffisant, s’accompagner d’une multiplicité de sous-genres, en commençant par le teenage movie et le récit d’apprentissage, il lorgne aussi beaucoup du côté du drame familial, du film policier ou encore du cinéma social. Car évidemment qu’en plus d’être un gimmick fantastique, les métamorphoses présentées par Thomas Cailley englobent moult thématiques, mais sur lesquelles il ne va jamais à proprement parler, poser le mot, histoire de rendre son récit le plus large possible.
La dénomination «créature», ou alors «bestioles», parfois «victimes», est, en plus de stimuler son spectateur et le fond de son œuvre, une manière pour le metteur en scène d’encore densifier son univers en plus de lui apporter une certaine crédibilité. Au final, l’écriture du Règne Animal est l’une des plus grande réussite du film, que ce soit pour sa versatilité, ou tout simplement sa justesse, difficile de rester de marbre face à un tel objet de cinéma, un tel mélange de tons et genres, qui permettent de poser l’univers de Thomas Cailley, mais aussi d’accompagner les formidables images qu’il a à nous proposer.
Évidemment, la grande réussite d’un film au pitch aussi évocateur ne se résume pas par son scripte mais aussi avant tout par ses images, et comme dit plus haut, en apparence seulement, rien de nouveau sous le soleil. Rien de nouveau mais c’est assez important pour le souligner rien de problématique niveau technique, en particulier par rapport à la photographie qui épouse autant la verdure des espaces verts que les environnements plus urbains. Pour autant niveau d-a, comme dit plus haut, la société filmée dans le Règne Animal n’a en 2 ans pas réellement changée par rapport à la notre, les supermarchés, les salles de classe ou même le cottage où loge nos deux protagonistes, rien ne semble avoir fondamentalement changé ou faire référence au genre de la science-fiction. Pour autant, la mise en scène de Thomas Cailley épouse aussi parfaitement les genres auxquels il fait face, à commencer par la notion de fantastique et surtout de merveilleux. En particulier par rapport au personnage de Fix, l’homme oiseau (interprété par l’acteur de Synonymes d’ailleurs), qui est filmé de multiples manières, comme une menace voire un monstre dès la scène d’intro, puis comme une créature merveilleuse dès qu’un des personnages tente de sympathiser avec la créature, avant de devenir par moment comique quand Fix apprend à voler. A chaque fois, la mise en scène réussit subtilement à nous indiquer le changement de genre et à dès lors amplifier les émotions suscitées. Pour se faire, on peut parler un instant de la mise en scène du film, l’une des plus grandes ambition du métrage, mélangeant à la fois des plans très sophistiqués et d’autres plus à hauteur des personnages, permettant au film de toujours garder un pied sur terre et ne pas se laisser dépasser par son concept.
Finalement les moyens techniques du film sont assez limitées pour l’univers qui tente de nous être proposé, à peine plus importants que pour le récent Acide, qui restait assez simple, et je ne parle pas des productions outre-atlantique. Le truc c’est que clairement, Thomas Cailley sait où mettre son budget et où il peut limiter le plus possible les frais sans pour autant tout faire passer par le biais du hors-champ. Les décors principaux sont donc naturels, et pas mal de scènes se situent sur des lieux totalement banals : une salle de classe, un pavillon dans un camping, etc. Une amorce banale, mais qui garde la même fougue que précédemment, tout en laissant un vrai sentiment de débrouillardise. Car à côté cela permet à Thomas Cailley de mettre le paquet sur le reste, en particulier les créatures. Tout d’abord, car plutôt que de ne compter que sur des effets pratiques ou au contraire, un numérique putassier, il mélange toutes les techniques possibles pour offrir le résultat le plus réussit possible, sans devoir restreindre sa mise en scène. Puis, évidemment, dans la manière de les mettre en scène, en utilisant à profit les capacités que peuvent conférer de telles chimères, mais aussi, encore une fois, par rapport au mélange de crainte et de fascination qu’elles convoquent. Au final Le Règne Animal en devient un film magique, qui provoque des sentiments parfois contraires, mais toujours démultipliés par une esthétique à la fois aboutie et absolument démente ; impossible de rester de marbre face à une telle proposition pour ma part.
Proposition qui ne renie en plus pas sur ses références, en particulier une que j’aime bien, c’est l’idée que Le Règne Animal est un Cronenberg familial, mélangeant toute l’horreur graphique des transformations et leur densité thématique, avec un conte merveilleux où l’éclairage, le cadre comme l’esthétique rappellerait presque les meilleures productions Amblin ; tout en restant un pur film français dans son savoir-faire et la digestion de ses influences. Le tout, sans oublier la bande originale (et certains morceaux non originaux très bien incrustés) qui accompagne chaque scène plutôt que de surligner son ton et ses enjeux, en plus d’être simplement et profondément belle. Du coup au-delà de simplement constater les efforts esthétiques qui émanent du Règne Animal, je souhaite avant tout souligner que ce que le film m’a procuré va au-delà de la fascination pour des prouesses de mise en scène, mais l’aptitude qu’à le metteur en scène de me donner la sensation d’avant tout prendre un pied monstre face à une œuvre démentielle dans sa générosité autant que ses réussites.
On a une écriture aboutie, une mise en scène ambitieuse, mais ne manquerait-il pas quelque chose pour faire du Règne Animal l’une des plus grande réussite de l’année ciné 2023 ? Eh bien oui, car nous avons surtout une troupe d’acteurs tous plus brillants les uns que les autres, que ce soit des comédiens encore peu identifié du grand public que d’autres bien plus reconnus mais qui ne se contentent pas du strict minimum. Cela comprend notamment en caméo, Nathalie Richard pour une scène assez anodine bien que toujours réussie, avec la même rigueur que précédemment. Pour le reste, commençons avec Adèle Exarchopoulos, actrice de plus en plus remarquable, qui avait déjà fait un saut dans le cinéma de genre avec le très bon les Cinq Diables, et qui tient ici l’un des seconds rôle du film. Je dois avouer que son personnage est une de mes petites réticence face au métrage, je le trouve très sous-exploité et finalement, même plutôt interchangeable malgré qu’elle apparaisse dans plusieurs scènes clés mais où elle ne marque pas fondamentalement la pellicule. En revanche, rien à redire sur sa prestation, toujours aussi bien sentie, notamment dans les séquences les plus comiques où je retient en particulier la scène du supermarché où elle réussit à parfaitement embrasser les changements de tons évoqués précédemment ; et qui me font regretter ses apparitions un poil expéditives. Ensuite, il y a bien évidemment Romain Duris, récemment à l’affiche des Trois Mousquetaires, mais qui livre une performance plutôt à contre-courant du cinéma blockbuster actuel. Ce dernier offre un registre de jeu bien plus proche de l’intime que du personnage caractériel à la manière d’Aramis. Ici, il joue un papa poule, tiraillé entre son côté semi-borderline parfois un peu hypocrite, et sa peur paternelle de perdre sa femme, victime de la maladie, et en même temps son fils qu’il n’arrive plus à suivre. En résulte un jeu tout en nuance, qui offre là aussi de sublimes changements de tons.
Puis, enfin, il y a les ados, et c’est là aussi une petite déception car ces derniers sortent très peu des archétypes auxquels ils sont rattachés, et si certaines lignes de dialogues sonnent justes, ils restent plutôt oubliables ; sauf concernant Paul Kircher, fils du personnage de Duris et réel protagoniste du film. Protagoniste car en plus de majoritairement suivre son point de vue, c’est ce dernier qui catalyse énormément des thématiques du Règne Animal, notamment, évidemment, sur la partie passage à l’âge adulte. Aussi, car pour le dire grossièrement, il livre la plus surhumaine des performances parmi la distribution du métrage. Comme dit plus haut, si ce n’est quelques rôles secondaires mal mis en avant, tout le monde joue bien, et Duris m’a, même provoqué un frisson indélébile tellement dans de nombreuses scènes son jeu est juste, mais alors lui… C’est très simple, il porte le film sur ses épaules, lui aussi en maîtrisant complètement les diverses ruptures de ton, et en apportant surtout ce qui m’avait déjà royalement charmé dans Le Lycéen : sa justesse adolescente. Quand je vois Émile, je ne vois pas un acteur bien jouer Émile, je vois un ado complètement perdu, tiraillé par son jeune âge et les événements entourant cet univers fantastique. Puis on peut aussi dire deux mots sur Tom Mercier, comédien au jeu assez singulier et qui joue l’une des créature du film, un homme-oiseau, et qui a dû s’entraîner à imiter la voix et les comportements de nos amis aviaires. Si le rendu graphique des plumes et autres mutations sont un mélange d’effets spéciaux et pratiques, ici, seul le jeu d’acteur a permis un tel rendu, et sa dévotion au rôle. Finalement c’est aussi la grande force du Règne Animal, garder une empreinte humaine plutôt que de partir dans tous les sens et créer un résultat banal.
Et plus que de voir d’excellents acteurs jouer, c’est les personnages qui évoluent, et là encore, malgré certains rôles sous-exploités, c’est toujours une réussite remarquable, et dans ce sens, la dernière scène (avant un épilogue coupée après la projection cannoise) à tout du climax émotionnel ultime, avec un échange de regard proprement bouleversant entre deux personnages dont je terrai le nom. Et niveau émotion, la grande force de ce métrage, c’est aussi de créer un sentiment d’utopie, alors que tout semble sonner une évolution dystopique. Si les premières scènes nous montrent essentiellement les créatures comme une menace (physique avec la scène de l’aéroport, psychologique pour la disparition de la mère), plus le film avance, plus ce dernier mute, et mon empathie pour ce que certains appellent des « bestioles » n’a pu que changer. Sans pour autant faire basculer la menace dans l’humanité, Thomas Cailley fait basculer les personnages de la crainte à la fascination, me donnant comme rarement l’envie de vivre dans un univers imaginaire pourtant loin d’être sans danger.
Ai-je besoin de conclure après tant d’éloges ? Je pense que Le Règne Animal est une œuvre à la fois incroyablement aboutie malgré quelques scories d’écriture et en même temps capable comme rarement cette année, d’émotionnellement marquer au fer rouge chaque spectateur. Plus que de rappeler ce que j’ai aimé voir et vivre, je pense que voir Le Règne Animal et à for-suris le soutenir, c’est un geste citoyen. C’est une manière de soutenir un cinéma différent, où grand public et spectateurs exigeant peuvent s’y retrouver, où film de genre ambitieux et émotions sincères cohabitent, où les images comme la densité de thèmes voir d’interprétations stimulent bien après la fin du générique. Un moment magique, un film dément.