J'écris cette critique après avoir revu ce film pour la première fois depuis ma découverte en avant-première au Festival "De l'Ecrit à l'Ecran" de Montélimar, en Septembre 2023. A l'époque, le film m'avait littéralement submergé, par son émotion et sa complexité, et je repoussais jusqu'ici ce second visionnage, pour confirmer mon jugement - et par la même occasion, le faire découvrir à mon cher et tendre. Et mon jugement a été confirmé.
D'abord, car l'émotion est intacte. Il est si rare que je pleure devant un film, que sortir, terrassé, en sanglot, d'une séance de cinéma avait été une totale première pour moi à l'époque. L'émotion est restée la même aujourd'hui, portée par les interprétations incroyables de Romain Duris et de Paul Kircher, et d'une relation père-fils - la question de la famille est d'habitude une thématique qui me laisse de marbre - des plus marquantes. Et si les larmes me viennent, souvent, le rire - porté par une Adèle Exarchopoulos décidément incroyable - et le dégoût - dans des scènes de body horror particulièrement osée pour un film de cet acabit - sont également présents et apportent sa complexité à l'ensemble du récit.
Il semble vain, tant elle a été soulignée, de s'étendre sur la perfection visuelle du film, son ambition et sa générosité dans sa représentation des "Bestioles" et la qualité des maquillage et des effets spéciaux. Le film n'est jamais avare en nouveauté, et nous laisse découvrir un bestiaire fascinant, à mi-chemin entre songe et cauchemar, qui donne immédiatement envie de plus, pour découvrir comment fonctionne cet univers.
Et jusque dans les moindres détails, le film pousse sa démarche. Ayant vu le film avec un système son des plus performants, j'ai pu me rendre compte que la musique - fort réussie au demeurant - accompagne les transformations du personnage principal et de son ouïe, par une recrudescence de basse et de sonorités électronique.
C'est donc à la fois une claque visuelle et émotionnelle, qui en fait un film totalement divertissant !
Mais le film se prête parfaitement aussi à l'analyse, et il brille par sa complexité. Le Règne Animal est ainsi à la fois une variation fascinante sur la thématique du loup-garou - abordé ici par un prisme humaniste et intimiste - un récit d'apprentissage et un film de coming-of-age des plus originaux - centré sur un adolescent en marge, auquel l'interprétation de Paul Kircher apporte un je-ne-sais-quoi de décalage - et également un drame sur une famille tentant de se reconstruire après une tragédie et l'absence d'une mère.
L'aspect qui m'intéresse le plus est cependant le fait que le Règne Animal soit un film ouvertement social, sans misérabilisme, qui met au centre de son dispositif la question de l'altérité. D'abord le décalage d'Emile - et celui du personnage de son love interest - pose la question de sa différence, avant même sa transformation, et on pourrait quasiment y voir une représentation - trop rare - d'un ado souffrant d'un syndrome du spectre autistique ou d'un type de TDAH. L'altérité de ce personnage va aller crescendo, et il va, petit à petit, être confronté au regard des autres, et surtout au traitement que réserve le système - policier, médical, social - aux Bestioles.
Ainsi, par sa transformation physique et son ostracisation subies, le personnage d'Emile peut être métaphoriquement investie par de nombreuses communautés minoritaire, en premier lieu les communautés queer, et surtout trans.
Enfin pour reprendre une citation de Thomas Messias sur Slate (https://www.slate.fr/story/254135/cinema-regne-animal-thomas-cailley-romain-duris-adele-exarchopoulos-metamorphose), le Règne Animal est "éminemment politique sur le positionnement plus que douteux de la France vis-à-vis des questions d'identité et d'altérité".
Effectivement, c'est un film politique. Car il ose dépeindre - avec justesse - la conséquence de l'altérité de ceux qui la subisse, surtout dans les zones rurales, où le Règne Humain est souvent celui des traditions et de l'intolérance. Et il oppose un changement si soudain, si impactant - l'apparition de ces "Bestioles" - à la société qu'il dépeint, qu'il propose une anatomie des réactions, diverses d'une population à impalpable fatalité de la situation.
Et nous face au choc, comment réagirons-nous ? Notre société est-elle assez solide, assez solidaire pour faire face, pour ne pas laisser les plus faibles, les plus différents, sur le bord du chemin ? Il dépeint aussi, la réponse automatiquement musclé et militaire d'un pouvoir auquel l'altérité n'est que source d'angoisse, face à une population au mieux impuissante, au pire consentante.
Face à tout cela, Thomas Cailley propose une solution. La solidarité entre ceux qui subissent l'altérité - qui ne leur est finalement renvoyée que par ceux qui les mettent au ban - et la nature, comme échappatoire, et peut-être, comme Eden profane. Le Règne Animal est une ode à la nature, à l'altérité et à la liberté. Une ode à l'humain, finalement, dans un monde où l'humain est de plus en plus bestial.