Tueur à gages, Jeff Costello est chargé d'assassiner le patron d'une boîte de nuit. Il est froid et se comporte de la façon la plus anonyme possible. Une fois son contrat exécuté, il est convoqué au quai des Orfèvres pour y être confronté à des témoins. Les témoignages de ces-derniers sont contradictoires. Une pianiste qui a vu distinctement Costello sortir du bureau de son patron affirme qu'il est innocent. Le tueur est relâché mais ses employeurs ne souhaitent pas prendre de risques et tentent de l'éliminer.
Le Samouraï abat ses cartes dès la première séquence. Jeff Costello est allongé sur son lit, à peine perceptible, comme déjà mort. Il y a peu de signes de vie si ce n'est de la fumée émanant d'une bouffée de cigarette et le pépiement d'un bouvreuil. La chambre est grisâtre, ascétique, presque carcérale. Les fenêtres pourraient être des barreaux et les reflets de voitures irréels projetés au plafond instaurent une atmosphère étrange.
Citant bien évidemment le film noir classique hollywoodien, Melville innove d'entrée et crée une ambiance onirique, presque à la lisière du fantastique qui convoque de plus l'expressionnisme allemand. Ce décalage se fait aussi avec un mouvement de caméra tout à fait unique, un léger zoom avant/zoom arrière un peu tremblant qui amorce une identification au personnage autant qu'on s'en éloigne. Pas de doute les évènements qui vont suivre vont sortir de l'ordinaire. Costello écrase sa cigarette, se lève, passe son imperméable, le fameux trenchcoat et ajuste son borsalino. Il peaufine son image dans le miroir avec une application narcissique et dans une mise en abyme, comme un homme de théâtre, il rentre dans la peau de son rôle, celui d'un tueur à gages méthodique et méticuleux qui ne laisse rien au hasard.
Tout ça se fait sans dialogue et dans une séquence qui travaille le temps réel et l'étire. Citation extraite du Bushido, "la voie du guerrier" désignant le code des principes moraux que devaient respecter les samouraïs, en réalité inventée par Melville : " Il n’y a pas de plus profonde solitude que celle du samouraï si ce n’est celle d’un tigre dans la jungle…peut-être…" La thématique du film est donc clairement la solitude, celle d'un samouraï contemporain qui vit à Paris.
Melville convoque donc l'imaginaire du film noir mais le traite avec distanciation. Les codes, les mythes, les fantasmes sont laissés de côté et il y a tout un champ qui s'ouvre pour la création et l'imaginaire du spectateur qui s'interroge sur les personnages, leurs motivations et ce qui se passe. Il y a plusieurs degrés de lectures et interprétations, à l'image de cette fin qui peut être vue sous de multiples angles. Le film noir est donc porté à son paroxysme et sans cesse renouvelé, également par les actes de Costello dénués de tout aspect spectaculaire.
Alain Delon incarne le personnage à la perfection. Jeu minimal, impassible, froid, il est un automate dont on ne sait rien et qui ne laisse rien transparaître. Un guerrier qui exerce son activité comme son art avec une parfaite maîtrise, tendu à la perfection jusqu'au bout que représente le hara-kiri. Insensible au regard séducteur lancé par une conductrice, inflexible lorsqu'il sort du bureau. C'est un perfectionniste qui utilise son bouvreuil comme un espion. Sa maîtresse jouée par Nathalie Delon n'a d'yeux que pour lui et semble ne vivre qu'à travers lui. Il n'y a que la pianiste jouée par Cathy Rosier qui semble le fasciner et briser quelque peu la glace, son personnage étant une personnification de La Mort et scelle le destin de Costello dès leur premier rendez-vous.
Pour Melville, Costello est un schizophrène pour qui les vols de voitures sont des compléments au meurtre. Il est un "pur" car le schizophrène ne se considère pas comme criminel. Le réalisateur ajoute même que Le Samouraï "est l'analyse d'un schizophrène faite par un paranoïaque, puisque tous les créateurs sont des paranoïaques"
Sa mise en scène très épurée s'inspire des estampes japonaises et la photographie de Henri Decae travaille des environnements très contrastés tel un clair-obscur. L'appartement lumineux et resplendissant de la pianiste et des commanditaires ainsi que le bar s'opposent aux rues pluvieuses, maussades et désertes.
Le Samouraï c'est aussi la confrontation entre un tueur et un policier acharné aux méthodes un peu limites joué par François Périer excellent prêt à tout pour satisfaire son instinct de chasseur de loup, en l’occurrence Costello et qui peut être vu selon le cinéaste comme une représentation du Destin. Film fataliste, Costello ne peut échapper à son destin malgré toutes ses qualités, son talent, son habilité à se fondre dans la masse et à distancier les forces de l'ordre notamment dans cette séquence juste dingue de filature dans le métro.
La bande-son dispose d'un traitement des bruitages qui est très spécifique car ils sont reconstitués en studios et montées dans une gamme sonore au-dessus de la normale, suffisamment pour déconcerter le spectateur et contribuer à instaurer cette fameuse ambiance étrange que nous évoquions sans le faire sortir du film pour autant. François de Roubaix, compositeur de génie orchestre une musique entêtante, une sorte d'éternel retour qui nous oblige à adapter un certain rythme de souffle et donc d'une certaine façon à nous hypnotiser et nous mettre en transe. Elle devait aussi fonctionner comme un portrait intérieur de Costello, un personnage marqué par un passé et un destin selon les dires du compositeur. Il devait exprimer un fatum. Adoptant parfois des sonorités jazz et blues elle illustre les variations d'univers qui cohabitent et se repoussent.
Avec cette œuvre, Melville a inventé un nouveau genre et a défini le film melvillien. On le qualifiera de polar métaphysique du fait de sa portée philosophique et intellectuelle qui passe essentiellement par l'image. L'homme en tant qu'individu est toujours prisonnier de sa solitude même lorsqu'il a des proches qui tiennent à lui. Le Samouraï va se révéler être au cours des années une source d'inspiration pour des générations de cinéastes. Citons pêle-mêle Scorsese, Coppola, Tarantino, Michael Mann, Refn et tant d'autres. Jim Jarmusch et John Woo iront même jusqu'à en réaliser des remakes officieux.