Le Secret de la chambre noire, c’est la rencontre inattendue entre le drame français et le film d’angoisse japonais. Une rencontre presque contre-nature, qui peut-être n’aurait jamais dû avoir lieu. Le fruit d’une expérimentation que personne n’a pensé à interdire dans les statuts, sans doute parce que personne n’avait jamais pensé qu’un jour Kurosawa et le Val-de-Marne auraient l'idée de se côtoyer. C’est pourtant chose faite : l’un des spécialistes du film d’horreur et de fantômes nippon a choisi la France, plus particulièrement Saint-Maur-des-Fossés, petite ville de 75.000 âmes au sud-est de Paris, pour tourner son nouveau film. Après avoir réalisé une quarantaine de films au Japon, Kiyoshi Kurosawa s’est offert un trip béret-baguette sorti littéralement de nulle part en embauchant Olivier Gourmet, Tahar Rahim, Malik Zidi et bien d'autres.
Le plus amusant, c’est que le spectateur n’est pas le seul à être désorienté par ce choix, dirons-nous, "peu orthodoxe". Les acteurs ont souvent l’air un peu paumés, essayant manifestement de toutes leurs forces de s’approprier des personnages très singuliers, qu’on sent écrits avec une plume orientale, loin des stéréotypes socialo-sociaux de notre cinéma d’auteur français. De fait, il y a de quoi être déstabilisé : partant d’une situation a priori classique de huis-clos anxiogène, le récit ne tarde pas à s’engouffrer dans des rebondissements étranges, parfois cryptiques, dont on peine à saisir le sens. Les personnages semblent comme éthérés, absents à eux-mêmes. Peut-être parce que le cinéma japonais, notamment chez Kurosawa, est souvent plus une histoire de visages que de mots ; qu’il préfère à notre démonstrativité un peu prosaïque une symbolique plus aérienne, qui privilégie le message à la vraisemblance. En combinant un cadre français à une histoire japonaise, Le Secret de la chambre noire prend le risque d’être incompris et rejeté, ce qui est d’ailleurs déjà en train de lui arriver avec des résultats d’exploitation décevants et des critiques pas vraiment au beau fixe.
A la sortie de la séance, un individu armé d’un micro guettait les spectateurs pour recueillir leurs impressions à chaud. « Trop ambigu », « pas mon genre », « rien compris », voilà ce qu’il a obtenu. Voilà ce que vous ressentirez peut-être aussi si vous décidez de laisser sa chance au Secret de la chambre noire. Mais, pour être un peu mauvaise langue, il faut dire que ce public n’avait pas l’air de savoir que ce film était réalisé par un Japonais spécialiste de films d’épouvante. Il n’avait pas l’air d’avoir vu Kairo ni d’aimer se payer une bonne pétoche dans une salle obscure. Ce public avait plutôt l’air d’être venu voir un film avec Tahar Rahim, le césarisé d’Audiard, et Olivier Gourmet, à l’affiche bientôt avec Catherine Frot. C’est sans doute ce qui va tuer le film… et, pour les cinéphiles avertis, le rendre encore plus précieux qu’il ne l’est réellement.
Le Secret de la chambre noire, entre ses acteurs pas bien sûrs d’eux, son ambiance chelou et son scénario qui semble faire n’importe quoi, est clairement un film voué à diviser. Mais à condition d’accepter son parti-pris hyper casse-gueule, il peut aussi révéler des saveurs inattendues. Proche de certains de ses contemporains à marinière comme Assayas ou Angel (Propriété interdite n’est pas si loin), Kurosawa s’adapte remarquablement à ce changement de cadre géographique et humain, dont il capture l’authenticité tout en maintenant son propre style, fait de lenteurs, de mystères, de moments d’effroi brutaux et oniriques. Les motifs du scénario font ressortir des obsessions typiquement nippones, qu’on a déjà croisé chez Kurosawa donc, mais aussi chez Takashi Miike ou Hideo Nakata : les accessoires de torture qui supplicient les humains dans des poses quasi-évangéliques, le fétichisme accordé aux peaux laiteuses, la permanente représentation d’un au-delà qui fait planer à la fois l’amour et la menace comme deux faces d’une même pièce... Angoisse sourde et onirisme paisible se répondent à tout instant, se complètent, dans une alternance volontairement perverse qui sait faire monter, et maintenir, une véritable pression. Chez Kurosawa particulièrement, la pression naît du silence, de l’immobilité, et on retrouve ici sa singulière façon de générer l’angoisse à travers cette mise en scène esthétique, calculée, qui reprend ses codes habituels, mais sans paresse ni laisser-aller.
Finalement, le réalisateur remplit son contrat en nous livrant une histoire complexe, bardée de faux-semblants, qui semble au début échapper à toute possibilité d’analyse. L’étrangeté du scénario, et plus encore l’étrangeté avec laquelle il est raconté, renvoient typiquement à l’univers du cinéaste, qui a toujours laissé les fantômes s’emparer du fond et de la forme, pour livrer des films plus sensoriels que cérébraux. On s’en rend compte au fur et à mesure qu’avance l’intrigue, il est inutile de s’accrocher à ses zones d’ombre ou à ses innombrables digressions. Kurosawa crible son récit de symboles de mort, d’amour, de deuil et de culpabilité. Cela peut sembler indigeste et forcé, particulièrement quand les acteurs eux-mêmes ne semblent pas savoir qu’en faire. Mais c’est aussi dans ce paradoxe évident qu’on peut chercher l’un des charmes de ce film : la tentative courageuse de faire se rencontrer deux univers que rien ne rapproche, celle de faire dialoguer deux visions et deux cultures à peu près diamétralement opposées. Pris ainsi, le Secret de la chambre noire réserve de très beaux moments, que viennent renforcer une mise en scène d’une élégance rare, et cette sensation somme toute entraînante que tout le monde a donné son maximum. Même hésitants, Gourmet, Rahim et Constance Rousseau délivrent leurs petits moments de gloire, dans leurs postures inquiétantes ou leurs regards mystérieux. L’adaptation soignée de Catherine Paillé, qui a traduit le scénario original, n’est pas non plus étrangère à cette singulière réussite, rendue encore plus attachante par ses errances.