Entre l'allégorie poétique et le réalisme politique, ce film donne à voir deux quêtes auprès de deux générations, qui reflètent peut-être la collaboration entre un père et sa fille.
Les tableaux que portent sur leur dos les instituteurs figurent autant, dès les premières images, les ailes des oiseaux que la carapace des tortues, le vol d'Icare que le bouclier d'Achille, la liberté que le refuge, le savoir que l'ignorance, la craie blanche que le tableau noir. Nous sommes confrontés à des images brutes qui poussent l'imagination à les sublimer, non sans nous rappeler sans cesse le caractère de vérité des réalités qu'elles représentent. Deux enseignants partent en quête d'élèves : le premier s'évertuera à édifier de jeunes contrebandiers pendant que le second guidera des anciens vers leur terre natale. Ces deux individus et ces deux groupes portent leur croix, leur caillou quelque part dans les montagnes, au-delà ou en-deçà d'une frontière invisible. Ces errances diverses et leurs rencontres fortuites ne sont pas sans évoquer le maqama, ancêtre du genre picaresque, qui constitue peut-être un lien entre la réalité documentaire et la fable poétique du film.
Le premier enseignant se liera d'amitié avec un jeune passeur, le second se mariera à une mère, veuve et fille d'un vieillard. L'amitié du premier donnera lieu à la présentation d'une pédagogie fondée sur la répétition, le cri, presque le chant. Il se cachera aussi des gardes-frontière avec les trafiquants parmi les chèvres, ainsi qu'Ulysse et ses compagnons de Polyphème sous les moutons. Après une scène bucolique avec une bergère, une fusillade mettra un terme à cette amitié. Le second instituteur tentera d'éduquer sa femme, qui, pour seule réponse, lui récitera un poème (de Hafiz ?), afin de l'éconduire.
Dans ces deux récits parallèles, le tableau aura servi de civière et d'attelle ainsi que de lieu de communication, d'amour ou d'histoires. De plus, il aura revêtu une fonction apotropaïque et juridique, lors des assauts irakiens, du mariage et du divorce nomades. En somme, ces tableaux noirs auront porté tous les attributs d'une civilisation, d'une culture kurde qui lie les individus entre eux, même en pleine catastrophe.
J'ai été particulièrement touché par cet art qui sait étreindre les réalités rugueuses du monde, en dehors des tendances de l'art actuel qui s'enferme parfois encore dans une intransitivité lâche et naïve.