Le Vent se lève
7.3
Le Vent se lève

Long-métrage d'animation de Hayao Miyazaki (2013)

[Alerte aux spoilers ! Sait-on jamais]

Le spectateur lambda, habitué à des films fantasques, s'attendant à un mélange d'imaginaire débridé et de conscience écologique, sera troublé par ce nouveau vent qui se lève, et qui respire davantage le parfum du réalisme et de la poésie, que celui de la magie. Une grande impression de légèreté se dégage de ce film d'animation qui sera, comme on nous le rabâche douze mille fois par jour aux infos, le dernier d'une longue série pour Hayao Miyazaki.

Je me suis dis, bon, raison de plus pour aller le voir. Je tiens à préciser que mon point de vue est profondément biaisé par l'enthousiasme post-séance que m'a habitée, à l'idée d'avoir vu mon deuxième Ghibli en salle obscure – le premier ayant été Le Tombeau des Lucioles, il y a environ sept ou huit ans.


Le réalisme du film se trouve dans sa démesure. La scène du tremblement de terre, au début du film, nous montre la quasi-monstruosité du séisme du Kantô de 1923. Pour le coup, les références littéraires ne manquent pas. On se rappellera d'un Paul Claudel qui, en visite au Japon pendant la période du séisme, décrit : «Tout bougeait, c'est une chose d'une horreur sans nom que de voir autour de soi la terre bouger comme emplie tout à coup d'une vie monstrueuse et autonome. (…) Les incendies ont commencé de toutes parts les colonnes de fumées s'élèvent, les voies d'eau sont coupées, les pompes écrasées sous les ruines, le vent souffle en tempête, c'est un typhon qui passe en ce moment sur la capitale...». Enfin bon, c'était pour la référence gratuite. Si je me suis tapé du Claudel en hypokhâgne, c'est pas pour rien, bon sang de bois. Rappelons que le séisme a fait beaucoup de dégâts, notamment sur le cinéma nippon de l'époque : archives dévastées, vingt années de bobines perdues, des cinémas détruits.

Le bruitage qui sert de trame de fond au séisme est effarant. Il m'a semblé entendre un grondement presque humain, et ce n'est pas la seule scène où cette impression m'a frappée. D'ailleurs, Saint-Wikipédia me dit : « Pour la première fois dans un long métrage des studios Ghibli, de nombreux bruitages du film sont créés par des voix humaines. C'est notamment le cas des bruits des moteurs des avions, du sifflement d'une locomotive, du ronronnement du moteur d'une voiture ou du grondement du séisme de 1923 ». Bon bah voilà.

La rencontre entre nos deux tourtereaux advient après le séisme, alors qu'ils sont encore très jeunes. L'ellipse, pendant laquelle on ne voit pas l'ombre d'une Nahoko à l'écran, est essentielle. Elle permet au réalisateur de se consacrer aux chapitres davantage centrés sur Jirô et sur le monde tel qu'il souhaite le dépeindre : industriel, ouvert – Jirô voyage pour le travail. Ce monde ouvert et qui se veut un poil réaliste car ancré sur notre réalité passée est intéressant : je vous invite à lire ce document intéressant qui traite de l'imaginaire spatial chez Miyazaki. (http://www.geographie.ens.fr/IMG/Compte_rendu_Miyazaki.pdf : à défaut de vous faire une critique sympa, vous aurez au moins de la lecture!)

Bon, un peu de douceur maintenant. L'histoire d'amour qui est la trame d'à peu près la moitié du film n'est pas de trop. Je peux comprendre que la première partie du film, centrée autour des avions et de Jirô, puisse provoquer quelques baillements. Mais si tu crois que t'es là pour voir un Fast&Furious, passe ton chemin : c'est beau. L'amourette de leur rencontre est rendue possible par le vent qui se lève - Jirô, qui saisit le parasol de la jeune fille en vol. Décidément, ce vent est partout. Ces babillages donnent lieu à un attachement plus profond, jusqu'au mariage (« jusqu'à ce que la mort les sépare »). Mais la mort n'est pas première rupture. L'intérêt de Jirô pour l'ingénierie le conduit à l'autre bout du monde et l'amour semble un obstacle pour son métier et sa passion. Il est pourtant dévoué aux deux. Ce personnage s'use entre deux abîmes et sa vie est un dilemme. Lorsque Nahoko (sa douce) décide de retourner soulager sa tuberculose dans les montagnes (la cure par l'air de la montagne.. vous vous rappelez Heidi?), leur séparation est définitive. La mort de Nahoko s'apparente alors à la bienséance de la tragédie classique où le personnage retourne en coulisses pour mourir. Le spectateur ne veut pas voir ça. Le spectateur doit resté concentré. La mission de Jirô est suffisamment importante pour qu'il ne se laisse pas déconcentrer. C'est en cela que son histoire avec Nahoko devait prendre fin derrière l'écran et pas sur l'écran. (je m'égare dites-vous?)

Ceux qui s'attendaient à des combats infernaux, aux couleurs sombres et aux motifs steampunks ne trouveront dans cet ultime Miyazaki que la rêverie réaliste du vol. Et je me suis souvenue de Vol de Nuit. Hayao Miyazaki était par ailleurs un grand admirateur de Saint-Exupéry (aviateur et auteur, tout pour plaire). On peut cependant remarquer une certaine oscillation, constante dans le rythme du film, entre la réalité et le rêve. Les frontières entre les deux sont minces, jusqu'à ce qu'un détail précis, un personnage qui n'est pas à sa place, apparaisse : souvent, Caproni.

Oui, Le Vent se Lève contient des éléments du comique. A petite dose, certes, mais je dois dire que j'ai souri, et ai même parfois échappé un petit gloussement, devant certains personnages. L'Allemand au gros nez (Castorp) est profondément drôle, et pourtant il s'agit d'une des figures les plus sérieuses du film, ce qui le rend attachant. A mes yeux, Castorp est un aide, un adjuvant du héros comme on peut en trouver dans la structure classique du conte : il vient orienter la conscience du héros.




La visée poétique que Miyazaki a toujours déployée dans ses films est encore présente. Pas de démons, pas de boule de suie toute choupinette. Le réalisme du Vent se Lève ne tient plus de la cohérence d'un monde autonome. On n'a pas de coupure avec le référent réel. L'irréalisme n'est pas manifeste sous sa forme première. Il peut être présent dans le rêve, mais le rêve sert alors d'excuse. Merci à Torpenn, d'ailleurs, pour l'avoir si joliment formulé : « Plus que jamais, la magie s'estompe, nichée dans le refuge des songes ».
Hayao Miyazaki nous montre une fois de plus son intérêt pour les littératures européennes. Je ne vous apprends rien en le rappelant : le titre donné au long-métrage, « Le Vent se lève », est issu d'un poème de Paul Valéry, « Le Cimetière Marin » qui date de 1920, et dont je vous conseille vivement la lecture (http://www.leventseleve.fr/poeme.htm).
Ce sont ces aspects oniriques et ce mélange de culture européenne et japonaise que j'ai beaucoup apprécié dans le film. Ca m'a rappelé beaucoup de mes lectures d'hypokhâgne et de khâgne, et ça, franchement, ça n'a pas de prix .

Le film semble doté d'une conscience historique. Après que Jirô eut souhaité offrir des siberias (petits gateaux) à deux jeunes sans-abris, la conversation avec son associé et ancien camarade Honjô prend des accents politiques. Ils estiment que le coût de leurs recherche en ingénierie pourrait fournir à lui seul un repas à tous les Japonais dans le besoin. Une autre occurrence à la situation économique du Japon dans les années 1930 est à noter : « un Etat moderne ? » ironise l'un des hommes présents avec Jirô dans une voiture qui le fait échapper aux autorités. De même, la culpabilité esquissée mais pas développée : Jirô peut bien se douter que les avions qu'il conçoit vont servir des buts qu'il ne cautionnerait pas sur le plan moral – mais ce long-métrage n'aborde que la conception des avions, non leur utilisation future : on n'a ainsi pas de lourde visée moralisatrice.

L'avion possède un caractère double. Il a un rôle fonctionnel, il sert la guerre, il sert la mort. Mais cette mort ne peut qu'être anticipée. On ne se soucie pas d'elle pour le moment, bien qu'elle plane légèrement au-dessus de l'intrigue par son absence remarquée. L'avion est aussi un objet de contemplation. Il est ce qui peut quitter la terre et rejoindre les nuages. Il est le symbole d'une liberté rêvée par l'homme. La conception de l'avion, les échecs successifs que rencontre Jirô peuvent être le reflet de la longue carrière d'un Miyazaki perfectionniste, jamais satisfait de son travail, et qui, choisissant de se retirer, peut enfin vivre son premier accomplissement en tant qu'artiste, sans contrainte de rentabilité.

En somme, un excellent Miyazaki. Mes préférés resteront tout de même Chihiro et Kiki la Petite Sorcière, car ils ont marqué mon enfance. Mais je me suis souviendrai longtemps de Le Vent se Lève en tant que le premier Ghibli vu au cinéma depuis longtemps. Mais il ne faut pas oublier, dans la glorification du grand sage de l'animation qu'est Miyazaki, que bien d'autres artistes de son domaine demeurent encore inconnus du grand public, derrière l'ombre du maître. Je pense particulièrement à Makoto Shinkai, avec son "5 centimeters per second" ou encore "La Tour au-delà des Nuages".

J'aurais aussi pu vous écrire que ce que j'ai pensé de la bande son, de la qualité des dessins, mais je tomberais dans les platitudes de l'éloge. Allez, bisous.
Dorine
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le 26 févr. 2014

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