Film muet, The Lodger est reconnu par Alfred Hitchcock comme son réel premier film. En effet, après deux mélodrames,
le cinéaste s'essaye enfin au thriller
en adaptant une pièce inspirée des meurtres du célèbre Jack l'Éventreur, et tourne son premier métrage avec Ivor Novello. Le suspense est là, le jeu de faux semblants destiné à tromper le spectateur aussi, et la recherche d'écriture cinématographique débute enfin.
Une série de meurtre décime les blondes dans les nuits d'un Londres envahi de brouillard. Quand les parents de Daisy, jeune et jolie mannequin aux boucles d'or, acceptent de loger un inconnu débarqué de nulle part, le doute s'installe. La force du scénario, sa tension, tient là,
dans l'irrémédiable attente du drame :
assurément Daisy est la prochaine victime de ce séduisant inconnu peu volubile et très secret.
On trouve dans ce scénario plusieurs éléments des futures œuvres du réalisateur britannique : l'innocent suspecté à tort, la jeune blonde moins en danger qu'il n'y paraît, plus forte qu'elle ne le laisse croire dessous l'apparente faiblesse de sa féminité. Mais c'est dans la mise en scène qu'il faut dénicher le sublime : les gros plans sur les visages, les jeux d'insert sur des détails significatifs pour mieux tromper le spectateur, et le génie de quelques trouvailles cinématographiques pour raconter le hors-champ.
Le jeune cinéaste cherche, invente, avec brio.
S'attache à poser la chape de plomb angoissante d'une tension de chaque instant pour mieux dérouter l'attention, pour mieux embarquer le spectateur exactement où il l'attend afin de mieux le cueillir de surprise au twist final lors d'une séquence d'anthologie autour de la folie collective qui s'empare des plus innocents face à la terreur et à la haine. Au-delà des mécaniques narratives qui font de ce métrage un petit bijou des premières années du maître, c'est la finesse comportementale d'Alfred Hitchcock qui impressionne : à même pas trente ans, le londonien a le regard affûté et
la compréhension complexe des paradoxes de l'esprit humain.
Il en joue avec minutie et se pose, dès ce troisième long-métrage, comme un comportementaliste avisé autant que comme un réalisateur machiavélique.
Les comédiens suivent les exigences, se laissent manipuler avec justesse. Si les performances de chacun, dans l'ensemble, ne sont guère inoubliables, il faut souligner la composition habitée d'Ivor Novello, qui incarne ce locataire suspect avec toutes les émotions nécessaires sous le masque blafard.
Loin de l'exagération qui caractérise le cinéma muet, le comédien est dans la retenue, dans le détail, dans la véracité.
The Lodger pose Alfred Hitchcock, dès sa première tentative, comme un excellent thriller-teller. Sur les bases d'un scénario travaillé et précis, le cinéaste ne se contente plus d'enchaîner les grands tableaux un peu artificiels qui caractérisent le cinéma muet depuis ses débuts, mais
découpe, trafique, surimpressionne, grossit les traits,
suit à propos les fausses pistes en y éclairant tout ce qui y noie la crédulité du spectateur. Concentré sur le danger toujours imminent, ce dernier se laisse alors berner sans y réfléchir, possédé par l'angoisse quasiment tout au long du métrage, avant de se retrouver autant soulagé que désemparé lors du twist final. Le plaisir d'avoir été joué est grand, et Alfred Hitchcock gagne là, dans le brouillard où il le promène et avec l'admiration enchantée du public, ses premiers galons de futur maître du suspense.