Parfois avec le temps les choses se perdent...
Combien d'auteurs a-t-on vus se ramollir ou se renier avec le temps ?
Combien d'audaces érodées par l'âge, de lucidités noyées par une notoriété qui dissout les résistances ou bien de convictions émoussées par l'évolution des tendances...
Face à tout cela le grand roi David n'a selon moi pas été épargné.
Qu'il s'agisse de son grossier Dangerous Method, de son plutôt abscons Cosmopolis ou bien de sa très plate Map to the Stars, le XXIe siècle n'a pas été synonyme selon moi de grand Cronenberg.
La chair flétrie et le trône acquis, l'ancien conquérant des sens et de la texture semblait s'être irrémédiablement mué en pacha encrouté faute de nouveaux combats à mener...
...Et c'est justement en cela que ces Crimes du futur ont quelque-chose qui relève à mes yeux du film salvateur.
Salvateur pour Cronenberg lui-même.
Salvateur aussi pour ce qu'est devenu le cinéma aujourd'hui.
Et puis enfin et surtout salvateur pour le cinéphile que je suis.
Déjà ça fait du bien de retrouver le David Cronenberg qui jadis aimait explorer la chair.
Avec ses Crimes du futur, l'auteur canadien renoue avec de nombreux schèmes de son glorieux passé : les objets mi-plastiques mi-organiques du Festin nu et d' eXistenZ, les textures gluantes et autres excroissances de La Mouche et de Chromosome 3, voire même quelques furtifs tubes cathodiques dignes de Videodrome.
Et si on serait en droit d'y voir là un simple art égotique de l'auto-référencement, il faut néanmoins aussi reconnaître que la (re)mobilisation de ces fondamentaux permet également de faire revivre un cinéma qui manque ; un cinéma des sens et des textures ; un cinéma qui parle de partout et de toutes parts.
De ces décors et costumes qui construisent à eux seuls une narration à cette photographie sublimement malade rendue par Douglas Koch, en passant par la déroutante musique d'Howard Shore, tout dans ce film prend corps et suinte de singularité ; tranchant ainsi nettement avec cette aseptisation qui touche actuellement tous les secteurs du septième art.
Mais fort heureusement ces Crimes du futur ne se cantonnent clairement pas à ce seul mérite là.
Comme aux grands temps de l'apogée du roi, ce vingt-deuxième long-métrage ambitionne une narration totale ; narration faite de textures et sensations certes, mais lesquelles s'associant à une intrigue et un verbiage qui aspirent à former un tout solidaire et cohérent.
Et si je concèderais volontiers aux détracteurs de ce film le fait que ce dernier s'égare parfois dans des échanges parfois trop littéraux et manquant clairement de subtilité, il n'empêche que malgré tout, Cronenberg parvient à contourner ce problème en transformant cette grasse liturgie en texture supplémentaire à rajouter à son propos sensoriel.
Parce qu'au fond que disent ces gens qui ne cessent de pérorer autour de cette figure d'artiste torturé (littéralement comme figurativement) qu'est le personnage central de Saul Tenser ?
De Caprice à Timlin en passant par Wippet, ils veulent absolument tous produire du sens, du discours, de l'allégorie et des classements de valeur autour de ce qui ne se limite pourtant au fond qu’à des entrailles qui n’en font qu’à leur guise.
Entrailles d'un auteur qui font souffrir.
Entrailles d'un auteur dont on serait en droit de questionner la part de responsabilité dans la création.
Qui créé d’ailleurs ? Celui qui génère le support ? Celui qui lui donne du sens en le verbalisant et en le marquant de son vulgaire et ô combien ambigu tatouage ?
Et puis à partir d’où pose-t-on par ailleurs la limite de l'art ? Est-ce quand on le met en scène comme étant de l’art ? Est-ce quand les autorités le reconnaissent comme tel ? Ou bien est-ce tout simplement quand on se décide à le récompenser comme tel ?
Tous ces discours émaillent le film mais ils parlent autant littéralement qu'au-delà des mots, car face à tout ce verbiage Saul Tenser nous rappelle à la réalité des corps et des sens.
Ballotté et lacéré par les uns et les autres, lui est sans cesse rappelé à sa réalité profonde : sa gorge qui se noue, sa douleur qui parle, son corps qui créé malgré lui.
En cela, et malgré parfois une certaine balourdise qui rappelle Cronenberg à ses films les plus récents, ces Crimes du futur touchent tout-de-même à quelque-chose de grandiose.
Ils rappellent que le cinéma ne se réduit pas qu’aux mots. Ils réinstaurent sur le grand écran cette tension entre la chair et l'esprit ; entre le sens creux et les sens tous puissants.
A lui seul ce film ne semble chercher qu'une seule chose : rappeler que l'art est avant tout dans les viscères, que les réponses sont au-delà de ce que l'esprit peut comprendre et surtout qu'il y a quelque-chose de mortifère dans la tendance du moment.
Car non, l'esprit ne commande pas le corps, pas plus que le corps ne commande à l'esprit.
Oui cette culture du tout-contrôle nous conduit à échapper à l'essentiel.
Il y a des processus qu'on ne commande pas. Il y a des choses qui nous dépassent.
Ces Crimes du futur savent incarner à leur façon ce dépassement ; cette idée selon laquelle le réel et le vivant ne peuvent se réduire qu'à quelques mots tatoués pour se les approprier et les décrire.
Et histoire de ne rien trancher et de nous laisser avec une sensation plutôt qu'un message, Cronenberg a su avoir cette présence d'esprit que de savoir toujours faire tenir son film en équilibre.
Les chantres du contrôle appellent a la chair, la chair quant à elle appelle à se délecter des artifices humains.
Ici la confusion devient la condition de l'inconfort, et l'inconfort devient la condition de la sensibilité.
Eh bien c'est peu dire si, à moi, ce genre de film a fait du bien. Un grand bien même.
Alors oui c'est certain que ce film ne sera pas à ranger parmi les plus grandes œuvres de l'auteur – en tout cas ce ne sera pas ainsi que je le considérerai – mais celui-ci présente le mérite non seulement de savoir exister en tant que proposition singulière, mais aussi et surtout il présente cet indéniable force que de raviver certains fondamentaux.
Or qui d'autres qu'un maître des anciens temps tel que le grand roi David, pouvait avoir la lucidité, le pouvoir et l'audace de les réaffirmer ainsi en ce triste début de décennie 2020 ?
Et même si je me fais pas d'illusion sur de quoi sera fait notre proche futur ;
que je n’ignore pas non plus que bonnes mœurs et plastiques règneront sans partage,
je n'entends pas bouder ce qui parvient à surnager en cette période obscure,
et je remercie cette audace, quand bien même semble-t-elle déjà relever d'un autre âge...