Après bientôt un an d’abstinence, je reprends la plume, avec autant de prudence que d’émotion. Non pas comme autrefois, temps fructueux où des millions de phrases -à jamais perdues de n'être point notées- envahissaient mon esprit lors du visionnage d’une oeuvre. Simplement par angoisse, de voir cette page désespérément blanche, de constater que toujours ces quelques mots lancés à tout hasard à la recherche d’âmes sœur (qui viendraient les compléter pour enfin les faire devenir phrases) ne les trouvaient jamais… Nous sommes le 20 avril, et dans 9 jours, cela fera un an que mon clavier n’a plus servi à cette noble tâche qu’est celle de la tentative critique. Devant cette découverte, il me fallait réagir. Me faire violence pour ne pas me laisser, lentement mais sûrement, abandonner cette pratique à laquelle je tiens pourtant beaucoup... Quand bien même mon écriture aurait gagné en maturité dans l’affaire, il est toujours bien incomplet de vouloir écrire une critique en ne se basant que sous l’angle du ressenti sans jamais passer par celui de la technique cinématographique pure. Mais comme on dit, on ne se refait pas, la musicienne en moi ressent des choses sans pour autant savoir les analyser... Et c’est devant Les enfants du paradis, où, là aussi, je me suis bousculée pour enfin regarder cette référence toujours manquante à mon univers de cinéma, que j’ai choisi de revenir doucement « à la vie »…
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Le paradis, hauts étages des théâtres, a vu naître comme ses propres enfants ces acteurs de pantomime ainsi que leurs vaines amours. Amours de cet homme, fils de la nuit qui ne vit que dans la lumière d’un rayon de lune, qui se nourrit de rêves et qui s’éveille grâce à une fleur jetée par une femme au prénom évocateur, Garance. Il l’aime instantanément, de cet amour premier et sans limites, emprunt de la fraîcheur émouvante des émois de jeunesse, aveugle et sourd, et sans aucun retour possible. Et de cette femme, indifférente aux hommes dans leurs tentatives de séduction quelles qu’elles soient et qui, plus réfléchie, ne l’aime pas (encore) car elle ne voit en lui qu’un enfant. Elle comprendra trop tard ce qui aurait tant simplifié les choses.
Baptiste, ce pierrot lunaire, cet homme qui ne voit rien d’impossible en ses rêves et qui vit la nuit pour voir, tout voir, est en fait le centre de tout l’amour concentré en cette œuvre. Il aime et est aimé, mais la réciprocité ne tient pas qu’en une femme, ou du moins pas à l’origine. Les enfants du paradis est la ronde de ces amours perdus voués à l’échec avant même d’avoir vus le jour. Nathalie, dans un plein élan de lucidité, lancera un : « Ce n'est pas notre faute ce qui arrive mais tout de même, c’est bête. C’est mal fait. (...) Je t’aime et toi tu ne m’aimes pas, tu aimes Garance, Garance aime Frédérick »
Ce n’est que dans la seconde partie que prend véritablement vie la seule et unique relation emprunte de réciprocité. A ce moment là, plus encore qu’avant, on pourra se dire que c'est un bien beau gâchis. Car il est trop tard, et tout est déjà fini. Le véritable problème, c’est peut-être bien Frédérick qui, dans les brefs moments d’humour qui servent le film à merveille, le révèlera, lui qui affirme « crever de silence ». Ce silence, c’est celui d’un amour qui, bien que déclamé, ne sera jamais avoué, assumé. Ce silence verra l’un des amant partir et l’autre rester. Garance ne dévoilera pas son secret, ou du moins trop tard. Par goût certainement, puisque que comme elle le disait au Comte, elle aime les amours silencieux : « Je pense qu’il y a un peu partout dans le monde des amoureux qui s’aiment sans rien dire, qui disent leur amour avec des mots tout simple, des mots de tous les jours. Je trouve ça beau ». Et moi aussi je trouve ça beau…( Si j’aime tant des artistes comme Wong Kar Wai, c’est d’ailleurs pour cela.) Rien de plus beau que les mots, je les aime tant... Mais rien ne vaut le silence, et quelque part je l’aime peut-être plus encore.
Cette première époque (« Le boulevard du crime ») sous sa légereté apparente, dévoile un monde d’artistes à la musique fort à propos et où règne la pantomime : là naissent les amours et se brisent les cœurs. L’innocence d’un sentiment sincère, la beauté d’une lueur d'espérance : cette pureté simple et lumineuse nous touche et nous émeut. Et déjà pointe le désespoir, annonciateur d’un destin qu’on ne pourrait peut-être pas qualifier de tragique (pourtant quoi de plus tragique que des choses qui ne se passent pas comme elles le devraient, comme elles le pourraient…) mais disons le tout de même, sans issue.
"Le temps n'a rien à faire avec le bonheur". Ou presque... Dans la seconde époque (L'homme en blanc) les années n’y ont rien fait, rien n’a changé. Pourtant, derrière les apparences, il ne reste plus que la détresse. Frédérick peut enfin jouer Shakespeare, et ne voit en ses sentiments personnels que ce qui pourra bien lui servir au théâtre.
Les personnages changent, la vie laisse sa trace en eux. « Dans la boite à musique, un petit resssort s’est cassé. L’air est toujours le même mais la musique a changé. ». Ce petit ressort est cassé à tout jamais, nul retour en arrière n’est envisageable. Garance regrette, nostalgique, un bonheur qu’elle avait mais qu’elle ne voyait pas. Elle ne peut oublier celui qui faisait sa joie («Depuis le premier jour où je suis parti, pas un jour n’a passé sans que je pense à lui.»). Et ce petit enfant, à qui on donnerait le bon dieu sans confession et qui déclare dans un souffle brisé et avec une voix innocente « tu es toute seule alors » a pour ainsi dire tapé dans le mille...
Baptiste est toujours aussi bouleversant : son désarmant naturel, son visage blanc si expressif, ses sentiments purs et sincères, son espoir, son désespoir... Il est en proie aux regrets : « Et j’ai refermé la porte, cette porte là pour toujours entre moi et mon amour ». Pour toujours comme il le dit si bien, même si peu de temps après il se retrouvera dans une situation identique qui pourtant ne les fera pas retrouver le passé.
Retrouver Garance, dans cette robe blanche qui brille de tant de clarté, telle la lune, et qui attire cet homme en blanc qui n’aime que la nuit… Cette femme, sa petite lueur, dont toute la résignation peut se résumer en une seule phrase : « Ce n’est pas grand-chose de souffrir puisque tout le monde le fait. ». Essayant de rattraper cet instant à jamais perdu, ils ne cesseront de répéter qu'à cet instant tout est semblable à l'occasion qu'ils ont manquée autrefois...
Nathalie gardera à jamais en lui cette foi inébranlable, sans réserve, cette confiance aveugle qu’elle a depuis toujours, et qui a cru triompher un temps. Elle se borne dans la croyance de l’avoir pour elle à jamais, se berce du bonheur illusoire d’avoir enfin la famille dont elle avait rêvé (« Je ne suis pas belle Frédérick, je suis heureuse voilà tout » / « Vous le connaissez peut-être, mais moi je l'aime »). Dans un dernier élan, elle tentera en vain de le retenir. Mais sa dernière question restera à jamais sans réponse. Le silence qui suivra en dira beaucoup plus que tous les mots du monde, Baptiste partira en courant à la suite de son aimée qui est partie, sans même un regard pour la femme avec qui il a vécu tant d'années...
Il part en courant, et se perd au milieu des gens. Cette foule qui fête, qui célèbre, qui étouffe les cris de celui qui aime, qui poursuit. En vain. La situation n’est pas sans faire penser à Quand passent les cigognes. L’être emprunt de solitude qui au beau milieu du monde cherche l’autre solitude qui la comblait pour devenir à deux une unité bien plus riche.
Tout au long de l'oeuvre, nous vivons la mise en abîme comme si elle était film. Car dans la pantomyme se joue tout. Le jeu scénique se brise pour mieux revenir à nos héros et à leurs états d’âme. Combien de fois un élément extérieur boulversera le cours d'une pièce. Ce prénom hurlé par Nathalie au beau milieu du règne d'un silence imposé, ces regards inquiêts vers la coulisse, cet abandon de la scène à l’annonce du retour de l’être aimé, …Le « paradis » sera tout au long le témoin de ces amours-là, exultant de joie et huant à tour de rôle. Garance dira plus tard, « Ecoute le paradis, Frédérick »... Et peut-être que pour être "heureux" sur scène, il faut être malheureux hors scène. Comme pour mieux mimer le désespoir afin d'amuser le monde...
Que ce film est beau. Simple d’être tant vrai. De par sa fin abrupte, de par ce rideau qui s’abaisse comme une page qui se tourne. La vie est ainsi faite, et tourne des pages que l’on aurait voulu garder à jamais ouvertes.
Le charme des mots est chaque instant plus présent, et à dire vrai, c’est eux qui m’ont donné envie de leur rendre justice. Je ne fais que les citer, les encadrant maladroitement de mes phrases à moi, eux qui sont si bien maniés... Leur sonorité est si belle, leur signification si puissante. J’aurais voulu toujours de ce film arrêter le cours, pour tenter de garder par écrit ce qui à l’oral enchantait mes oreilles. Mais il est vain de retenir le temps. Et ce film le dit bien.
Le cinéma français, c’est aussi ça. La langue française c’est aussi ça. L’amour, la vie. C’est aussi ça...